UNE LONGUE INTERVIEW DE
CHRISTOPHE RICHARD
SUR :
livresbouddhistes.com
DANS LA RUBRIQUE
INTERVIEW (n° 023)
RENCONTRE
AVEC CHRISTOPHE RICHARD
LIVRESBOUDDHISTES.COM
https://christopherichard.blogspot.com/
Bonjour Christophe Richard et bienvenue
sur Livresbouddhistes.com. Merci d’avoir accepté cet entretien puisqu’il
concerne six de vos sept livres publiés chez les éditions L’Harmattan, dont
voici les recensions :
– Christophe RICHARD – Le Bouddhisme :
Philosophie ou Religion ?, Coll. «
Religions & Spiritualités », Paris, 2010.
– Christophe RICHARD – Sangha ou la
communauté bouddhique, Coll. «
Souffle bouddhique », Paris, 2012.
Merci à vous de vous pencher sur mes livres et de vous intéresser à mes
travaux.
Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter
en quelques lignes, qui êtes-vous civilement parlant ?
Je suis né à Mortain dans la Manche. J’enseigne la philosophie depuis une
trentaine d’années à des lycéens bas-normands. Mais, je suis également
intervenu à l’Université Inter Âges de Deauville et de Lisieux durant de
nombreuses années, en Sciences et Techniques des Activités physiques et
sportives à Caen, en Formation continue pour des ingénieurs à l’Université du
Havre, à l’Institut de Formation en Soins Infirmiers de l’Hôpital de Lisieux,
ainsi qu’en collège et en primaire. J’ai, par ailleurs, animé des Cafés philo
ou encore participé à de multiples colloques, ce qui m’a permis de m’adresser à
des personnes d’âges et d’horizons totalement différents.
Mon unique point de mire : amener chacun à penser par soi-même et à
devenir le plus autonome possible, intellectuellement parlant.
Sinon, je suis père de 3 enfants, dont je suis extrêmement fier.
En un mot comme en cent, je suis un homme comblé !
Tous vos livres ont en exergue
« Soyez vigilants » : pourquoi nous avertissez-vous ainsi ?
C’est un choix qui émane de Serge Lauret, le directeur de la collection
« Souffle bouddhique » dans laquelle furent publiés la majorité de
mes ouvrages. Il s’agirait là, à en croire le Mahâ Parinibbâna sutta,
des ultimes paroles du Bouddha qui, s’adressant aux moines, aurait
déclaré en un dernier soupir : « Il est dans la nature de toute chose
conditionnée de disparaître. Alors, soyez vigilants ».
Ce qu’il vaut, à mon avis, de remarquer, c’est que la première leçon du
Bouddha (dans le « Parc des cerfs » à Sarnath) comme sa dernière
(dans un bois aux abords de la ville de Kusinârâ), eurent pour thème
l’impermanence. Ce qui n’a rien de surprenant lorsque l’on sait que le sage
indien voyait en l’impermanence la cause principale de l’inexistence de l’être –
l’être, par définition, renvoyant à ce qui ne subit pas de changement et
donc demeure incessamment identique à soi-même. D’ailleurs satto en
pâli et sattâ en sanskrit évoquent la stabilité- et, par voie
de conséquence, d’un sujet-substance doté d’une identité permanente,
singulière, autonome et pourvu d’une âme immortelle.
Vous lisez et parlez sanskrit et
tibétain ? Pour comprendre le Dharma du Bouddha, nous faut-il apprendre le
pâli et le sanskrit, a minima ?
J’ai appris des bribes de sanskrit et de pâli par moi-même. Pour ce qui est
du tibétain, à force de côtoyer des lamas dans mon jeune âge, j’ai fini par
comprendre leur langue. A tel point qu’il m’arrivait de traduire les
interventions de mon guide spirituel le Vénérable Néhnang Pawo
Rimpotché (1912-1991) à l’occasion d’entrevues privées ou d’enseignements
publics. Seulement, faute d’utiliser le tibétain quotidiennement, mon niveau de
langue est, aujourd’hui, au plus bas. Par chance, nous disposons, en France, de
traducteurs maîtrisant parfaitement les langues que vous évoquiez. Inutile, par
conséquent, d’apprendre celles-ci pour aborder le bouddhisme.
En revanche, les traducteurs devraient, je pense, se montrer extrêmement
vigilants – encore la vigilance – quant aux termes qu’ils choisissent et au
vocabulaire qu’ils emploient, en français, tant ceux-ci peuvent s’avérer
totalement inappropriés. Comment, par exemple, parler d’« êtres vivants »
alors que le Bouddha niait, comme je viens de le mentionner, la réalité de
l’« être » ? Ou encore de « créatures » tandis qu’il
refusait l’idée même d’un dieu créateur ? Le vocable de
« vivants » ne serait-il pas plus approprié ? Ne devrait-on pas
également opter pour « faute » plutôt que pour « péché »,
« confiance » plutôt que « foi », « soif » plutôt
que « désir », « terre pure » plutôt que
« paradis », « ouverture » plutôt que « vacuité »
etc. ?
Comment avez-vous vécu intérieurement
votre prise de refuge telle que vous la décrivez dans Bouddhisme et
Franc-maçonnerie ?
Ce fut, pour moi, un moment fort. Non seulement, parce que la cérémonie du
Refuge marqua mon entrée au sein de la communauté bouddhique. Mais, aussi et
surtout, parce que j’eus la chance de prendre les vœux de Refuge auprès d’un
homme exceptionnel. De celui qui devint mon « ami de bien », selon
l’expression consacrée, le Dalaï-Lama déclara un jour, qu’il était l’un des
derniers joyaux authentiques de l’ancien Tibet, celui d’avant l’invasion chinoise.
Tous ceux qui ont eu la chance de l’approcher furent marqués par sa douceur et
sa bonté. A chaque fois qu’il posait son regard sur une personne, celle-ci se
sentait comme enveloppée par un amour sans jugement aucun, un amour qui donne
et vous accueille tel que vous êtes.
A dessein de passer ma vie à ses côtés, j’eus pour projet de devenir son
traducteur officiel. Mais, par paresse je crois, j’ai abandonné assez vite
pareille idée. Puis, je me mis en tête de devenir moine. Là encore, pour
diverses raisons, je renonçais. Ensuite, mon intention fut de devenir ermite.
Mais, l’amour d’une jeune fille m’en dissuada. Pour finir, je me lançais dans
des études de philosophie à la Sorbonne. Là, je fis une seconde rencontre
déterminante, celle de Sarah Kofman, grande spécialiste de Nietzsche et de
Freud. Je lui dois beaucoup, philosophiquement parlant.
Sur quoi portait votre thèse de doctorat
de philosophie ?
En accord avec elle, je choisis comme sujet de thèse : La
théorie aristotélicienne de la mimèsis poétique.
Il s’agissait, pour être précis, d’une étude de la Poétique d’Aristote
visant essentiellement à éclairer la notion d’imitation ou de mimèsis poétique
telle que l’auteur l’entend. Mon but était de mettre en exergue ce qui sur
cette question rapproche, mais aussi et surtout, sépare Aristote de Platon,
celui-là même dont il fréquenta l’Académie pendant près de vingt ans et dont
les réflexions sur l’art lui servirent fréquemment de point de départ. Car
qu’il s’inscrive dans le sillage de son maître ou qu’il en prenne, comme il
arrivera bien souvent, le contrepied, Aristote n’en reste pas moins constamment
dans l’orbite de la pensée platonicienne.
Faute de pouvoir maîtriser la mimèsis et de parvenir à
conjurer les effets dévastateurs de l’imitation poétique Platon avait fini par
condamner celles-ci purement et simplement. Or, reprenant là où Platon avait
échoué Aristote va tenter, à son tour, de neutraliser la mimèsis ce
qui débouchera sur une certaine forme de réhabilitation.
Voilà, en quelques mots, la teneur de la thèse que je soutins en 1992.
Quelle est votre activité à Dachang
Vajradhara-Ling ? Qu’est-ce que ce centre de pratique ?
L’institut Dachang Vajradhara-Ling est un centre d’étude et de pratique du
bouddhisme tibétain. Il se rattache, plus précisément, à l’école Kagyupa,
l’école dite de la « Tradition orale ». Situé à Aubry-le-Panthou,
près de Lisieux, il fut inauguré, en 1982, par Kyabjé Kalou Rimpotché (1905-1989)
qui en confia la responsabilité à lama Karma Gyourmé (né en 1948), un lama
bouthanais qui dirige encore actuellement le premier centre créé en France
(Kagyu Dzong à Paris).
C’est au demeurant dans ce centre, situé dans le 19ème arrondissement – aujourd’hui, il se trouve
dans le bois de Vincennes -, que j’aie rencontré, lorsque j’avais 14 ans, lama
Karma Gyourmé. Grâce à lui, je pus étudier le bouddhisme tibétain, ainsi
qu’entrer en contact avec le Vénérable Palden Néhnang Pawo Rimpotché et
bien d’autres enseignants de la tradition tibétaine.
Or, il y a une dizaine d’années, lama Karma Gyourmé et les dirigeants de
Vajradhara Ling m’ont demandé d’intervenir à raison d’un dimanche par mois à
Vajradhara Ling. Il s’agit d’une série d’enseignements répartis sur 4 mois. Au
mois d’octobre, je présente le bouddhisme et en aborde l’historique. En
novembre, j’explique comment l’on devient bouddhiste et les fondements de
la prise de Refuge. En décembre, j’aborde le système des déités propre au bouddhisme
tantrique indo-tibétain et une cérémonie est également prévue pour ceux qui
souhaitent devenir bouddhistes. Enfin, en janvier, je présente différents types
de méditations. En février, je reprends le même cycle jusqu’en mai.
L’idée est d’offrir à ceux qui s’intéressent au bouddhisme tibétain une
formation de base afin de leur rendre accessible cette tradition spirituelle.
Et, éventuellement, d’aller plus loin s’ils le désirent. Mais, à aucun moment,
je ne joue le rôle de guide spirituel. Je ne suis, au mieux, pour eux, qu’un
conseiller spirituel. C’est du moins ainsi que j’aime à me définir.
Vous dites que Palden Néhnang Pawo
Rimpotché était tel un père pour vous ! C’est fort ! Quelle était
donc votre relation ?
Mon père est décédé lorsque j’avais 5 ans. Je pense qu’inconsciemment le
Vénérable Palden Néhnang Pawo Rimpotché a occupé, chez moi, le rôle de
père. Et quel père ! Car enfin, pouvait-on rêver meilleur modèle ? Sa
bienveillance, sa générosité, sa joie et son humour (nous avons eu beaucoup de
fous rires ensemble), sa patience, son savoir, ou encore sa sagesse continuent
de m’inspirer.
Mais, s’il fut un père idéal pour moi – je dis bien « idéal » et
non « idéalisé » -, il le fut au titre de père spirituel, car je
n’évoque, ici, qu’une paternité et qu’une filiation relatives au bouddhisme.
En lisant vos livres, j’ai pu constater
que vous deviez avoir une bibliothèque considérable tant en sciences humaines
et philosophie, qu’en bouddhisme (je vous envie) ! Lire et écrire sont-ils
des passions pour vous ?
Lorsque j’étais enfant, je ne lisais que des bd. Puis, à 12 ans, j’ai
découvert les livres de Lobsang Rampa (1910-1981), un imposteur anglais qui se
faisait passer pour un lama tibétain et qui a écrit plusieurs ouvrages sur le
Tibet, ou, pour être juste, sur un Tibet qu’il inventa de toutes pièces, vu
qu’à aucun moment il n’y avait mis les pieds. Séduit, par ce que je croyais
être la tradition tibétaine, je voulus faire la connaissance de lamas
tibétains. Par chance, on m’indiqua qu’un certain lama Karma Gyourmé venait de
s’installer à Paris où il dirigeait un centre.
Quand fin septembre 1975, je me rendis au 24 de la rue Philippe Hecht, dans
le 19ème arrondissement de Paris, j’eus la chance
d’approcher lama Karma Gyourmé et de discuter avec les responsables du centre.
Au moment de les quitter, l’un d’entre eux me remit un petit opuscule de Kalou
Rimpotché : Enseignements bouddhiques tibétains.
A compter de ce jour, je vins rendre visite à lama Karma Gyourmé chaque
mercredi après-midi et chaque week-end, tout en participant aux méditations
collectives au moins un soir par semaine. A cela s’ajoute que je me suis mis à
lire tout ce que je pouvais trouver sur le bouddhisme, soit pas grand-chose, à
l’époque. Heureusement, qu’il y avait la bibliothèque du Musée Guimet des Arts
Asiatiques où je recopiais certains des ouvrages qui m’intéressaient. Et puis,
j’arrivais à trouver des essais concernant le bouddhisme rédigés dans la langue
de Shakespeare, les britanniques s’intéressant de près au bouddhisme, du moins
au bouddhisme de langue pâli, le bouddhisme dit des « Anciens ».
De cette époque date, du reste, ma découverte de la philosophie car pas mal
d’auteurs faisaient référence à tel ou tel philosophe, comparant les idées du
Bouddha avec celles de tel ou tel penseur occidental.
Ma passion pour la connaissance vient de là. Je suis devenu, avouons-le,
avide de savoir. Un vrai boulimique. Or, lire m’offre la possibilité
d’apprendre et de côtoyer des personnes remarquables. Cheminer en compagnie
d’un sage indien comme Nâgârjuna (IIème-IIIème siècle) ou d’un philosophe comme Nietzsche
(1844-1900) et dialoguer intérieurement avec de telles figures, quel
bonheur !
On l’aura saisi, j’adore lire. Mais aussi, transmettre et partager. Par là
s’explique mon goût pour l’enseignement, un enseignement qui porte tant sur le
bouddhisme que sur la philosophie et qui passe tant par l’oral que par l’écrit.
I – Le
Bouddhisme : Philosophie ou Religion ? (2010)
J’ai beaucoup apprécié votre
livre !
Depuis 20 ans, le bouddhisme est-il encore
un « phénomène de société » ? Je partage votre avis mais
« la Bouddhamania » ne peut être qu’éphémère et tendre vers une
cristallisation, une sclérose non ?
Disons, pour faire simple, que l’Occident n’a véritablement rencontré le
bouddhisme qu’au XIXème. Aussitôt, philologues, historiens des religions,
spécialistes de l’art entreprirent d’étudier celui-ci quasi scientifiquement.
Grâce à eux, certains purent découvrir le message du Bouddha ainsi que les
différents visages du bouddhisme.
Au début du XXème siècle, une poignée d’Occidentaux se sont rendus en Asie
avec pour point de mire de se convertir au bouddhisme. D’aucuns prirent même
les vœux de moine. Cela sera le cas, par exemple, d’un britannique (Allan
Bennett McGregor (1872-1923), en 1901) ou encore d’un allemand (Anton Walther
Florus Gueth (1878-1957) en 1904) qui se feront ordonner bonzes en
Birmanie ; puis, qui s’en retourneront prêcher dans leur pays respectif.
En 1907 fut créée à Londres la « Société bouddhiste de Grande-Bretagne
et d’Irlande », sous la direction de Grace Constant
Lounsbery (1876-1964) et du moine chinois Taixu (1871-1943), Paris vit, en
1929, l’apparition de la « Société des Amis du Bouddhisme ».
Toutefois, ce n’est que dans les années 1970, que le bouddhisme commença
vraiment à être pratiqué sur le sol français, par quelques pionniers dont je
fis partie. Depuis, on ne compte plus les centres de méditation et autres
conventicules présents sur notre territoire. Pour ceux que cela intéresse, je
conseille vivement la lecture du bouddhisme en Occident de
Lionel Obadia (Ed. La Découverte, Coll. Repères, Paris, 2007).
Bien implanté dans l’hexagone, le bouddhisme attira l’attention des
journalistes à la fin des années 80 et au début des années 90. Que l’on songe,
par exemple, à la une de l’hebdomadaire VSD qui annonçait en novembre 1993
l’existence d’une véritable « Bouddhamania » en France. Quelques
années plus tard, L’Evénement du jeudi annoncera : « Ils
sont 2 millions et vous les connaissez peut-être… Enquête sur la France
bouddhiste ». Au juste, ce qui intéresse la presse, ce sont les français
qui, plutôt que de se tourner vers le catholicisme, optent pour une religion
venue d’Asie.
De nos jours, les magazines ont plutôt tendance à insister sur l’inconduite
de certains lamas, qu’ils soient tibétains ou français, ou encore à dénoncer
les profits réalisés par de pseudo « maîtres ».
Selon ce que j’ai pu observer, ceux qui fréquentaient les centres
bouddhistes, au début des années 70, étaient majoritairement d’anciens
toxicomanes, des rescapés de telle ou telle secte, comme l’Association
Internationale pour la Conscience de Krishna, des schizophrènes, des chômeurs…
Progressivement, les choses vont changer. Des intellectuels, des hommes
politiques, des vedettes du show business vont se déclarer bouddhistes ou ne
serait-ce que fortement intéressés par le bouddhisme. Sa Sainteté le Dalaï-Lama
recevra le prix Nobel de la paix, les centres organiseront des journées portes
ouvertes, de plus en plus d’enseignants asiatiques s’installeront chez nous.
Dès lors, ceux qui fréquenteront régulièrement les centres seront des citadins,
plutôt de classe moyenne et d’un assez bon niveau scolaire et économique.
Dans la majorité, nous avons affaire aujourd’hui à des gens sincères et
motivés, des personnes en quête d’une authentique vie spirituelle. A cela près
que commencent à affluer, aux portes des temples, ceux qui confondent
l’exercice de la méditation avec la pratique du jogging, ou de je ne sais quel
autre sport.
Additionnellement, il existe un risque qui, je l’avoue, me fait peur, celui
de voir le bouddhisme perdre sa substantifique moelle, pour parler à la
semblance de Rabelais (1483-1553). Certes, la tradition initiée, au VIème
siècle avant notre ère, par le Bouddha s’est rapidement propagée à l’extérieur
de l’Inde et a dû subir, pour s’implanter en dehors de sa terre natale, de
nombreux aménagements. Étonnamment souple, le bouddhisme originel a su
s’acclimater sans pour autant toucher à son ossature doctrinale. Il est vrai
que celle-ci se veut tout autant universelle qu’atemporelle. Mais, il n’en
demeure pas moins, que ce bouddhisme originel est toujours parvenu à garder sa
spécificité tout en s’adaptant aux différentes cultures au sein desquelles il
s’est répandu.
En revanche, pour ce qui regarde son appropriation par l’Occident et, plus
particulièrement, par la France, je crains qu’il n’en sorte très altéré. Mon
souhait : un vrai bouddhisme occidental et non un bouddhisme
à l’occidentale, pour reprendre le sous-titre d’un livre de Marion Dapsance
(Qu’ont-ils fait du bouddhisme ? Une analyse sans concession du
bouddhisme à l’occidentale. Ed. Gallimard, Coll. Folio-Essais, Paris,
2018). J’entends là un bouddhisme à la forme, et non au fond, quelque peu
modifié, un bouddhisme débarrassé de ses éléments culturellement trop marqués –
tibétains, japonais, thaïlandais, etc – et approprié à ce que nous sommes. D’un
bouddhisme contrefait ou encore d’opérette nous n’avons guère besoin. A nous,
par conséquent, d’ajuster le bouddhisme, et cela quel que soit son courant
d’origine, à notre contexte culturel sans le trahir.
Vous dites que pour un bouddhiste, cela
ne change strictement rien à la pratique que le bouddhisme soit ou non une
philosophie ou une religion. Cette position a plus d’importance pour le
non-pratiquant. Quand le besoin de démarcation se fait-il ressentir ?
Mon hypothèse est la suivante : en mai 68, quantité de jeunes, écrasés
par le poids des traditions et de la morale de l’époque rejetèrent la religion
de leurs parents, en l’occurrence le catholicisme, celui-ci leur paraissant on
ne peut plus rigide et hypocrite. Parmi ces jeunes, certains se rendirent en
Inde ou au Népal où ils pensaient trouver la liberté. Là, ils découvrirent le
bouddhisme, allant parfois jusqu’à s’adonner à la méditation dans des monastères.
Seulement, comment justifier une telle attitude lorsqu’on est un
soixante-huitard et que l’on conteste le conformisme ? Comment expliquer
que l’on se prosterne aux pieds d’un lama, que l’on fréquente des lieux sacrés,
que l’on participe à des rituels ? Pour ne point perdre la face, d’aucuns
prétendirent que le bouddhisme est davantage une philosophie qu’une religion.
Mais, qu’entendaient-ils par « philosophie » ? Une façon de
vivre ? Le lieu de la pensée ? Le terme ici me semble on ne peut plus
flou. D’où, sans doute, le succès de ce qui va devenir, en France, un lieu
commun, à savoir que « le bouddhisme est davantage une philosophie qu’une
religion ». D’où également mon premier livre publié chez
l’Harmattan : Bouddhisme : Philosophie ou Religion ? Après
avoir défini les catégories typiquement occidentales de
« bouddhisme », de « philosophie » et de
« religion », j’ai tenté de montrer, dans cet ouvrage, quels sont les
éléments qui, au sein du bouddhisme, font qu’il y a certes du philosophique
mais aussi du religieux. J’ai également voulu en finir, en un sens, avec ce
lieu commun. Car, après tout, que le bouddhisme – et d’ailleurs de quelle
branche du bouddhisme parle-t-on ? – soit une philosophie ou une religion
importe peu à ceux qui embrassent le chemin bouddhique. Pour eux, il est
surtout question de dissiper les voiles de l’ignorance et des multiples
émotions perturbatrices (avidité, haine, jalousie, colère…) qui les empêchent
de voir le réel tel qu’il est, à savoir insubstantiel, et qui occultent leurs
richesses intérieures, pourtant présentes de toute antiquité.
Les asiatiques n’ont pas de terme pour
différencier philosophie et religion ?
Non du tout. La philosophie est née en Grèce au VIème siècle avant notre
ère. Pythagore en aurait inventé le mot. Or, il n’y a point d’équivalent en
Asie, qu’il s’agisse du mot et davantage encore de ce qu’il désigne. Et il en
est semblablement pour la religion. Emprunté à la langue des augures, religio aurait
désigné, au départ, un scrupule relatif aux signes divins. Puis, par extension,
une méticulosité concernant les cérémonies et le service des dieux. Mais,
Lactance (250-325), que l’on surnommait le « Cicéron chrétien », va
prétendre que religio vient de religare,
« attacher », « nouer » et que, vue sous cet angle, la
religion doit être entendue comme ce qui permet à l’Homme d’être en relation
avec son dieu ainsi qu’avec les croyants. En inventant, de la sorte, une
nouvelle étymologie, c’est le concept même de « religion » qu’il va
métamorphoser. Car qui dit « religion », dit désormais dieu unique,
création, péché, foi, texte révélé… Par où l’on voit que lorsque nous employons
le vocable de « religion », nous sommes victimes d’un piège
sémantique. C’est ce qui fait, par exemple, que, pour nous Occidentaux, il est
impossible d’adhérer à plusieurs « religions » en même temps.
Pourtant, en Asie, il n’est pas rare de suivre plusieurs
« religions » à la fois.
Vous relevez parmi d’autres occurrences,
que la Philosophie, c’est « l’attitude réfléchie adoptée par chacun dans
la conduite de sa vie », qui se montre calme, fait preuve de recul et de
discernement, « a un mode de vie sage » : c’est tout à fait ce
qu’enseigne le bouddhisme ! Mais vous allez plus loin en suggérant que
l’Amour de la Sagesse ne fait pas de nous, bouddhistes, des Sages que seuls les
dieux seraient d’après les Grecs. La Philosophie c’est d’abord l’étonnement. La
Sagesse est-elle donc inatteignable pour les bouddhistes ? Ou seulement
aux moines ?
Philosophia, en grec, signifie « amour de la sagesse ». Mais, qu’entend-on
exactement par « sagesse » ? Les réponses seront, au cours du
temps et selon les lieux, fort variables. Est-ce à dire que nous soyons face à
un concept incapable de recevoir un contenu précis et cohérent, une coque vide
pouvant servir de fourre-tout ? Absolument pas, le concept de sagesse
est juste très riche ainsi que multidimensionnel.
Chez les bouddhistes, le mot « sagesse » sert à désigner
l’expérience directe de la réalité. Une façon idoine de percevoir le réel,
exempte d’illusion. Par « illusion », il faut entendre
essentiellement la croyance en l’être et donc en la pérennité des
phénomènes, en un sujet-substantiel, en une âme, croyance à l’origine de notre
avidité, de notre haine, de notre jalousie, de notre colère…
Une fois voile cognitif et voile émotionnel levés, plus aucune illusion ne
subsiste. L’esprit désormais éveillé peut goûter la saveur unique du réel, la
simplicité de son « c’est ainsi », en l’absence de tout être.
Les moines seuls peuvent-ils prétendre à une telle sagesse ? Ce fut là
un motif de discorde lors d’un concile bien connu qui se tint aux alentours de
280 avant notre ère et au cours duquel la communauté bouddhique se scinda en
deux branches rivales : celle des « Anciens » et celle des réformateurs
dits de la « Grande Assemblée » pour qui chaque personne, même
laïque, a la possibilité d’actualiser la sagesse qui est en elle sans pour cela
quitter le monde et vivre au sein d’un monastère.
Au début de notre ère, le groupe de la « Grande Assemblée »,
favorable à une laïcisation des pratiques, donna naissance à ce qu’on appellera
le « Grand Véhicule (menant à la sagesse)» et celui des
« Anciens » se verra qualifié par le premier de « Petit Véhicule (menant
à la sagesse) ».
L’ennemie de l’étonnement enfantin pour
le monde, c’est donc l’habitude qui rend bête ? « Quelqu’un de bête s’en
tient là, un point c’est tout » ! « La définition de la folie,
c’est de refaire toujours la même chose, et d’attendre des résultats
différents » disait Albert Einstein.
De folie, je ne parlerai point. C’est le domaine des psychiatres. En
revanche, à propos de la bêtise, je soulignerai qu’elle est, en tant que
démission de l’esprit, ce contre quoi lutte les philosophes. « A quoi sert
la philosophie ? », me demande-t-on souvent. « A s’opposer à la
bêtise » est généralement ma réponse.
Par bêtise, j’entends le refus de penser, le fait de « s’en tenir
là », selon la belle formule de V. Jankélévitch (1903-1985), de ne
pas chercher à aller plus loin, de se contenter de ce que l’on croit savoir.
Incapacité à s’étonner, à interroger le réel, à se remettre en question, à
briser le train-train mental est la bêtise. En un mot, comme en cent, elle est
démission de l’esprit.
Lors d’une interview, Jacques Brel (1929-1978) déclarait que « la bêtise, c’est un type qui vit et qui se dit : ‘ça me
suffit, ça me suffit, je vis, je vais bien, ça me suffit’. Il ne se botte pas
le cul tous les matins en disant : ’c’est pas assez, tu ne sais pas assez
de choses, tu ne vois pas assez de choses, tu ne fais pas assez de
choses’ (…). C’est de la paresse, je crois, la bêtise (…). Une espèce de
graisse autour du cerveau ».
A mon sens, cette « graisse » s’est installée peu à peu et doit
beaucoup à l’habitude. Je m’explique. L’habitude est ennemie de la pensée en ce
qu’elle nous rend progressivement indifférent au monde. Songeons aux enfants
que tout étonne et à leurs incessantes interrogations. Et puis un jour, plus
rien ! Tout a lieu comme si l’usuel avait tari, en eux, l’émerveillement
des premiers jours. Exit l’émerveillement, exit le
questionnement… Le réel est devenu familier. Mais, c’est oublier qu’il n’est
point de mêmeté et que chaque instant est tout aussi nouveau qu’unique. On
comprend le « Résiste à l’habitude » de Parménide (VIème siècle avant
notre ère).
Je suis d’accord avec Karl
Jaspers : « L’essence de la philosophie, c’est la recherche de la
vérité, non sa possession. Faire de la philosophie, c’est être en route ;
les questions, en philosophie, sont plus essentielles que les réponses et
chaque réponse devient une nouvelle question ». Pourtant, il y a bien
possession de la part du philosophe : « Chaque philosophe, un peu
comme chaque artiste, a finalement sa propre façon de problématiser et
d’organiser conceptuellement ce qu’il est convenu d’appeler la
« réalité ». Qu’en pensez-vous ?
La philosophie a tout d’une enquête dans la mesure où elle est
questionnement perpétuel. A ce titre, elle est, dixit K.
Jaspers (1883-1969), davantage question que réponse. Somme toute, elle n’est
qu’un point de vue possible, parmi d‘autres, sur le réel. Mais, un point de vue
intéressant et rigoureux car organisé conceptuellement.
S’il ne fait aucun doute que chacun a son monde, il est des mondes plus
riches que d’autres, ceux des artistes de génie, par exemple, ou de tel ou tel
penseur.
Le Bouddhisme comme la Philosophie
passent « au crible » la Réalité afin d’en extraire la Vérité :
est-ce exact ?
En effet, bouddhisme et philosophie visent à connaître le réel tel qu’il
est. Avec cette différence, que la connaissance du philosophe s’opère via l’intellect
et reste, bien souvent, théorique. Tandis qu’un bouddhiste cherchera, de son
côté, à obtenir une expérience directe de la nature du réel, une vision
pénétrante de celui-ci, via la méditation.
La Philosophie n’est-elle pas un
« matérialisme spirituel », en créant des concepts ? Vous dites
que « le philosophe peut être regardé comme étant celui qui découvre des
problèmes là où d’autres n’en voient aucun » : je me demande ce que
penserait le Bouddha d’une telle assertion ! D’autant que la Philosophie
du Langage infirme 90% des questions philosophiques, disant d’elles qu’elles
sont d’emblée mal posées !
Le concept est l’outil du philosophe, celui avec lequel il pense le réel.
Or, il existe aussi de nombreux concepts au sein du bouddhisme : celui de
vacuité, ou d’ouverture (pâli : sunnatâ, sanskrit : sunyatâ),
de nirvâna (en sanskrit) ou de nibbâna (en
pâli), de karma (en sanskrit) ou de kamma (en
pâli), de non-sujet (anicca en pâli, anitya en
sanskrit)… Là où les choses se compliquent, c’est que les concepts, ainsi que
les mots qui les véhiculent, figent le réel. C’est au demeurant l’une de leur
fonction : introduire un semblant de stabilité au sein du devenir en vue d’appréhender
celui-ci. Mais en stoppant, en quelque sorte, l’écoulement de la vie, concepts
et mots nous font croire en l’existence de phénomènes immuables, identiques à
eux-mêmes et indépendants.
Il ne manque pas d’intérêt de rapporter que le plus dangereux des concepts,
pour un bouddhiste, est, sans conteste, celui d’être (satto en
pâli, sattâ en sanskrit). Car quiconque considère que l’être est
bel et bien réel et qu’il est commun à tout ce qui existe ne peut qu’être voué
à l’insatisfaction, vu qu’il n’est rien de perdurant. On comprend la méfiance
du Bouddha à l’égard de ce concept, ainsi du reste qu’à l’égard de la
philosophie, ou, plus exactement, de ce qui pouvait s’en approcher à son
époque. Pourquoi cela ?
Parce qu’il n’est d’aucun intérêt de s’embarrasser de questions portant sur
des problèmes dépourvus de sens défini ou bien encore des questions dont les
éventuelles réponses ne nous garantiront pas le bonheur. Autant se demander
quelle est la taille du fils d’une femme stérile, à quoi ressemble un habit en
poils de tortue ou une pousse sortant d’une graine pourrie ? Et le Bouddha
de comparer les intellectuels à des aveugles de naissance à qui on ferait
toucher un éléphant et qui se disputeraient sans fin, chacun d’entre eux ayant
sa propre idée de l’animal et étant convaincu de détenir la vérité.
A la connaissance intellectuelle, le sage indien préférait de loin
l’expérience directe, ou encore la vision pénétrante du réel, via la
méditation.
Le bon sens n’est-il pas une sagesse
commune ?
Les philosophes, il faut bien le reconnaître, sont la plupart du temps
prévenus contre le bon sens et la sagesse commune. Beaucoup d’Hommes ne
s’accommodent-ils pas d’un certain flou et n’en restent-il pas à la
surface des choses ? Leur bon sens semble leur suffire amplement pour
s’orienter dans l’existence, au gré de leurs désirs, et de la façon la plus
avantageuse qui soit pour leur petite personne. Mais, ce qu’ils ne voient pas,
c’est que ce fameux bon sens leur masque l’essentiel. Et c’est ainsi qu’au lieu
de vivre leur vie, ils traversent l’existence en aveugles.
Vous abordez la Philosophie du point de
vue de l’Occident : n’existe-t-elle pas en Orient ?
Pas vraiment non. Du moins, si l’on prend la philosophie dans son sens
technique, celle qui est née en Grèce au VIème siècle avant notre ère et que
j’enseigne à mes élèves.
En revanche, si l’on entend par « philosophie » un art de vivre,
alors « oui » la philosophie existe bien en Orient et en
Extrême-Orient, à la réserve près que cela n’a rien d’exceptionnel tant il est
vrai qu’il n’est pas une religion qui n’exige de ses
fidèles des comportements précis. N’y a-t-il pas une façon de vivre au
quotidien l’islam, le catholicisme ou l’hindouisme ?
Pourquoi l’homme n’est-il pas un animal
comme les autres ? Existe-t-il un Homme universel, atemporel ?
L’Homme existe. C’est là une vérité de fait. Ce qui sous-entend qu’il y a
bien un propre de l’Homme. Or, il semblerait que le propre en question soit
loin d’être évident. C’est ainsi, par exemple, que lorsque nous brandissons, dans
certains pays, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de
1789, il est fréquent de nous entendre dire que l’Homme en question, celui
de cette fameuse Déclaration, renvoie à notre définition de
l’Homme et qu’il ne saurait y avoir, par exemple, d’égalité entre homme et
femme, la femme étant, par nature, inférieure à l’homme. C’est d’ailleurs pour
cela que le Yémen et l’Arabie saoudite ont préféré, par exemple, s’abstenir
lors du vote de la Déclaration universelle de 1948.
Posons-nous la question : quelle « différence spécifique »,
pour le proférer en termes aristotéliciens, fonde l’Homme ? Ce qui
revient, finalement, à se demander s’il existe une nature humaine universelle
et permanente, identique en tous lieux et en tous temps, se situant au-delà des
identités individuelles et collectives et qui rattacherait chacun d’entre nous
à l’humanité entière ?
L’Homme est-il un animal politique ainsi qu’un animal doué de parole et de
raison comme le voulait Aristote (384- 322) ?, un animal se faisant
lui-même (Jean Pic de La Mirandole, 1463-1494) ?, un
animal fondamentalement libre car doté d’un libre-arbitre
l’autorisant à dévier le cours du monde (R. Descartes, 1596-1650) ?, un
animal perfectible (J.-J. Rousseau, 1712-1778) ?, un animal métaphysique
(A. Schopenhauer, 1788-1860) ?, un animal technique (H. Bergson,
1859-1941) ?, un animal capable de jugements de valeur et donc un être
moral (C. Darwin, 1809-1882, + F. Fukuyama) ?, un animal qui s’impose des
interdits (G. Bataille, 1897-1962) ?, qui s’invente des
dieux (F. Nietzsche, 1844-1900) ?, qui travaille (K. Marx,
1818-1883) ?, un animal doté d’une imagination qui lui offre la
possibilité d’agir mentalement sur le monde et aussi de créer de nouveaux
mondes (P. Valéry, 1871-1945) ? un animal à même de se projeter dans le
temps (M. Heidegger, 1889-1976) ?, un animal symbolique (E.
Cassirer, 1874-1945) ?, une page blanche sans propriété et donc
libre de définition, échappant à toutes les catégories dans lesquelles on
prétendrait l’enfermer (J.-P. Sartre, 1905-1980) ?, un animal qui a
rompu avec le règne de la nature et qui, désormais, refuse son
animalité (c’est ce qu’on appelle précisément la
« culture ») ?, ou, pourquoi pas, le seul animal à se demander
ce qu’il est (Pascal Picq, 1954-) ?
Il vaut de remarquer que si ces définitions partent toutes de l’animalité
de l’Homme et paraissent implicitement admettre l’existence de caractères
communs chez l’Homme et chez l’animal, c’est, à chaque fois, pour mieux
distinguer le premier du second. D’accord, l’Homme est bien un animal, mais un
« animal-plus », selon l’heureuse expression du paléoanthropologue
Pascal Picq, soit un vivant qui se différencie des autres par l’acquis d’une,
ou de plusieurs, caractéristique(s) que lui seul possède. Par conséquent, la ligne
de démarcation entre les Humains et les autres espèces animales semble on ne
peut plus claire. Et pourtant, est-ce si sûr ? Les définitions proposées
par nos penseurs sont-elles recevables ? Peu s’en faut attendu que chacune
d’elle est beaucoup trop large et que l’on va immanquablement trouver des
exceptions. C’est Diderot, je crois, qui aimait à rappeler que ce que nous
sommes ne peut pas être compris dans une définition.
Me voici donc revenu à votre question initiale : « Existe-t-il un
Homme universel, atemporel ? » Je pourrais stopper nette mes
recherches et déclarer avec Hannah Arendt (1906-1975) que définir l’Homme est,
au bout du compte, aussi vain que de vouloir « sauter par-dessus son
ombre ». Mais ce serait là s’avouer vaincu un peu trop rapidement.
D’autant que, depuis 2001, nous disposons de la carte
complète du génome humain. Ce qui, pour moi, suffit à le définir. Certes, en tant qu’Homo sapiens nous ne sommes qu’une espèce parmi des
millions d’autres, seulement, comme toute espèce, nous possédons une
cartographie génétique qui nous sépare des autres vivants et cela en dépit des
25 000 gènes que nous partageons avec l’ensemble des espèces animales. Par
conséquent, tout organisme vivant au code génétique correspondant à celui de l’Homo
sapiens doit être regardé comme un Homme. D’où la lutte, au demeurant,
que nous devrions mener contre le clonage, l’eugénisme et toute volonté de
fabriquer artificiellement des Humains.
Les animaux peuvent-ils faire usage de
Philosophie ou de Sagesse, comme nous, les « animaux doués de
raison » ? Ils ont des organes sensoriels, des sensations, des
réseaux nerveux et neuronaux, donc une réflexion sur leurs perceptions, donc
une conscience non ? Ils ont aussi des souvenirs et savent communiquer et
apprendre, notamment quand ils sont maltraités ! Pourquoi le jeune animal
ne serait-il pas lui aussi étonné d’être vivant ? Enfin je le perçois
ainsi et c’est hors du dogme de la philosophie occidentale.
Je vous l’accorde, les animaux possédant un système nerveux et un cerveau
détiennent une conscience immédiate ou spontanée, soit une conscience primaire
ou encore conscience perceptive, par laquelle ils sont reliés au monde qui les
entoure. C’est cette conscience très rudimentaire qui les rend présents au
monde et qui leur offre la possibilité de rassembler les informations perçues
par leurs sens. Toutefois, elle ne les autorise pas à analyser ces informations
et cela parce les animaux ne peuvent prendre du recul par rapport à la nature
et à ce qu’ils ressentent. Aussi sont-ils leurs sensations. Tandis
que l’Homme, lui, a des sensations qu’il est en mesure
d’observer du dehors, tel un artiste examinant son œuvre.
D’un côté, nous avons donc des animaux dotés d’organes sensoriels, de
sensations, de réseaux nerveux et neuronaux, comme vous l’avez justement noté,
mais ces animaux sont dans l’incapacité de questionner le monde et de se questionner,
d’aller au-delà du présent immédiat de leur horloge biologique, d’avoir
conscience qu’ils ont une conscience, ou encore de dépasser le simple sentiment
de soi au profit d’une réelle conscience de soi, le fait de se sentir demeurant
bien moindre que le fait de se penser et de se connaître.
De l’autre côté, on distingue un vivant, en l’occurrence l’Homme, dont la
structure cérébrale n’a cessé de se complexifier au cours du temps ce qui lui a
permis de se détacher, peu à peu, du tronc des Primates. Désormais, lorsqu’il
pense, il se sait existant, se sait pensant et sait ce qu’il pense. Au surplus,
il est à même de se remémorer le passé et de se projeter dans l’avenir, de
s’étonner, d’extérioriser son intériorité à travers les transformations qu’il
fait subir au monde, etc., cela grâce à sa conscience réflexive, conscience on
ne peut plus particulière qui fait de lui un vivant véritablement à part. Mais,
il est de sa responsabilité, subséquemment, de prendre soin des animaux. En
effet, grandement favorisé, puisque bénéficiant d’une intelligence autre qu’une
simple intelligence sensori-motrice, son devoir moral devrait le pousser à
protéger les autres vivants que lui.
Dans votre ouvrage, vous faites un
premier détour par le sacré, le paganisme, les temples, l’intermédiaire
différencié et détenteur de la « parole magico-religieuse » tenue de
« l’Altérité sacrale »… retrouve-t-on tout cela dans le bouddhisme
kagyüpa que vous pratiquez ?
Dans Le bouddhisme : philosophie ou religion ?,
j’ai présenté les caractéristiques dominantes d’une religion. Parmi celles-ci,
je ne pouvais pas ne pas évoquer le sacré attendu que toute conception
religieuse du monde pose l’existence d’une transcendance absolue. De cet angle
de vue, le sacré est l’autre par excellence, l’altérité radicale.
Sans équivoque, il y a bien du sacré au sein du bouddhisme, dans l’école
kagyüpa à laquelle je me rattache comme dans les autres. En cela, le bouddhisme
est bien une religion. En entrant, par exemple, en Refuge et en devenant
officiellement bouddhiste, l’adepte du tantrisme tibétain promet de regarder
comme sacrée toute représentation du corps (statues, peintures…), de la
parole (textes) et de l’esprit (stoupa) du Bouddha.
Prenez le stoupa, ce monument funéraire censé abriter des reliques du
Bouddha ou celles de tel ou tel grand saint. Parce que sacré, on se doit d’en
effectuer le tour par la droite, comme semble procéder le soleil autour de
notre planète, et plus particulièrement autour du mont Méru, l’axe cosmique,
soit d’est en ouest. Se déplacer en maintenant l’épaule droite en direction de
l’axe cosmique que la cosmologie bouddhique place au centre de l’Univers met en
état, en quelque sorte, d’en absorber l’énergie bienfaisante. D’autre part, en
faisant face à la périphérie, et donc à l’extérieur, l’épaule gauche respecte
l’ordre cosmique qui veut que l’extérieur soit dirigé vers l’extérieur et
l’intérieur vers l’intérieur. Car, c’est bien dans le côté droit que
résideraient les forces intérieures de l’individu. En témoignent les moines
bouddhistes qui gardent, en public, leur épaule droite découverte, celle-là
même que les disciples du Bouddha lui présentaient invariablement, après avoir
tournés trois fois autour de lui en signe de respect et avant de s’asseoir à
l’écart sur le côté de telle façon que le Bouddha soit constamment à leur
droite.
« Pourtant j’ai un reproche à faire
mais peut-être devrais-je d’abord m’avouer paresseux : l’auteur nous fait
cheminer dans sa pensée et ses explications sans faire d’aller-retour avec le
bouddhisme, dans les deux premières parties sur la philosophie et la religion.
Ce qui conduit le lecteur à faire ce travail intellectuel de parallélisme et
qui présuppose donc qu’il connaisse bien le bouddhisme a priori…car le
bouddhisme est la partie suivante ! Ce n’est donc pas un livre facilement
abordable. Et il faut que les domaines étudiés et questionnés – philosophie et
religion – vous intéressent suffisamment. » : voilà ce que j’écris au
sujet de votre livre, êtes-vous d’accord avec moi, ou pas ?
Dans ce livre, j’ai commencé par définir minutieusement ce
qu’est la philosophie (Chapitre I), puis, la religion (Chapitre II), avant de
présenter le bouddhisme (Chapitre III). Enfin, dans le dernier chapitre, j’ai
relié le bouddhisme à la philosophie, ainsi qu’à la religion, mon but étant de
montrer que le bouddhisme est, selon moi, davantage une religion qu’une
philosophie.
Que ce livre ne soit pas facilement abordable, je vous le concède
volontiers. Les thèmes abordés sont aussi riches que profonds. De surcroît, ma
progression et mon plan forcent le lecteur à faire des allers-retours et à
fournir des efforts. Pourtant, j’avoue ne pas avoir trouvé d’autre manière plus
satisfaisante de traiter la question.
Pour vous, le Bouddhisme est trop varié
et pluriel pour qu’il existe – il existe donc des bouddhismes, ce que je
conviens – mais surtout, le Bouddhadharma, ce sont les Quatre Sceaux du Dharma
(Impermanence, Souffrance omniprésente, Impersonnalité, Nirvana-Paix de
l’esprit), ou Quatre Sommaires comme vous les appelez : êtes-vous sûr
qu’on peut le résumer à cela ? Pourquoi ces quatre là ? C’est un
raccourci dangereux pour les non-bouddhistes.
La communauté bouddhique est divisée en de multiples courants, chacun
d’entre eux interprétant, à sa façon, les propos du Bouddha et/ou insistant sur
telle ou telle méthode favorisant l’amélioration. Aussi, le bouddhisme se
présente-t-il comme une mosaïque d’écoles. De là ma remarque comme quoi il n’y
a pas un bouddhisme, mais des bouddhismes.
Toutefois, il existe, malgré tout ce qui peut séparer, voire opposer, ces
diverses traditions, 4 points communs qui les relient et qui en font des écoles
bouddhiques. Ce sont les Quatre Sceaux du Bouddha-Dharma ou
Quatre Sommaires :
1.
Les phénomènes conditionnés sont
nécessairement impermanents.
2.
De ce fait, les phénomènes conditionnés
ne sauraient nous apporter de réelles satisfactions.
3.
De l’impermanence se déduit l’absence d’être,
de sujet-substance et d’âme.
4.
Fort heureusement, il existe une paix de
l’esprit possible : le Nirvâna.
Bien que polymorphe, le Bouddha-Dharma n’en repose pas
moins sur un fond doctrinal précis, que citent de nombreux textes, à commencer
par le Dhammapada, ou Vers de la Doctrine, l’un des
plus anciens écrits bouddhiques.
Quiconque comprend que tout ce qui existe est transitoire car
nécessairement soumis au temps, que la vie, par suite, ne peut qu’être entachée
de douleur physique et de souffrance morale et que ce qui est présent au monde
est forcément dénué de substance, actualise liberté et bonheur. C’est tout le
mal que je souhaite aux bouddhistes comme aux non-bouddhistes…
Votre solution pour éradiquer douleur
physique et souffrance mentale, c’est la méditation : que faites-vous des
6 ou 7 autres branches du Noble Sentier Octuple ?
Lors de son premier sermon, dans le « Bois des Cerfs », à quelques
kilomètres de l’actuelle Sarnath, le Bouddha aurait présenté, à ses 5 premiers
élèves, son Noble Sentier à Huit Membres, seul moyen, d’après lui, de
s’affranchir définitivement des peines et des tourments.
Les huit membres en question sont les suivants :
1) Une vue correcte, c’est-à-dire une parfaite intelligence des Quatre
Vérités énoncées par la Bouddha, juste avant d’avoir exposé son Noble
Sentier Octuple : Vérité de la douleur-souffrance, Vérité sur la cause de
la douleur-souffrance, Vérité sur la cessation de la douleur-souffrance et
Vérité sur la voie menant à cette sensation, voie qui n’est autre que le Noble
Sentier à Huit Membres.
2) Une conception correcte de l’insubstantialité des phénomènes comme des
vivants.
3) Une parole parfaite, évitant le mensonge, aussi bien que la médisance,
l’injure, la grossièreté, les bavardages oiseux, ou encore les prières.
4) Une manière d’agir irréprochable, entendez s’abstenant de détruire les
vivants, de prendre ce qui n’est pas donné, de cacher sciemment la vérité,
d’avoir des rapports sexuels négatifs, comme avec un(e) religieux(se), le mari
ou la femme d’un autre, un animal…, et enfin de faire usage de drogues risquant
d’affaiblir le corps et/ou de troubler l’esprit.
5) Des moyens d’existence corrects. Chasser, pêcher, élever et vendre des
animaux destinés à la consommation, fabriquer et vendre des armes, des poisons,
de l’alcool, de la drogue, faire du trafic de sa chair ou de celle des autres,
être bourreau, mercenaire, devin, etc. ne sont guère des manières honorables de
gagner sa vie.
6) Une volonté inébranlable, le cheminement spirituel étant semé
d’embûches, et, par suite, réclamant beaucoup d’efforts et d’énergie.
7) Une attention libre de toute faille et susceptible de tenir l’esprit sur
tel ou tel objet en évitant toute distraction.
8) Un recueillement exemplaire, à savoir une pratique méditative à même
d’amener la sagesse que l’on porte de toute origine en soi à se manifester.
La méditation concerne les deux derniers membres du Noble Sentier. Or, elle
est, pour moi, la voie principale à suivre si l’on veut percevoir le réel dans
toute sa nudité. Avec Zhiyi, le sage chinois du VIème siècle, j’aime à répéter
qu’il n’est point de sagesse qui ne soit méditation et point de méditation qui
ne soit sagesse.
Le bouddhisme est une philosophie, une
médecine et une façon de vivre et de penser. Est-il religieux plutôt qu’une
religion ? Est-il superstitieux ?
Le bouddhisme, en tant que tel, n’est pas superstitieux, mais certains
bouddhistes, eux, le sont. Contrairement à une authentique spiritualité – et la
religion en fait partie – la superstition n’est que délire irrationnel,
crédulité sans raison. Fruit de la peur et de l’ignorance, la superstition,
aussi sûrement que les manifestations absurdes qui l’accompagnent, n’améliore
pas l’Homme. Mais, cela n’empêche pas nombre de bouddhistes, tant asiatiques
qu’occidentaux, de faire preuve d’esprit superstitieux.
II – Sangha
ou la communauté bouddhique (2012)
Ce qui est choquant, c’est de réaliser
que les Hinâyanistes orthodoxes suivent une voie destinée à libérer l’être,
telle que Bouddha le leur a enseigné, et que les Mahâyanistes ont composé des
textes pour inclure de nouvelles idées qu’ils mettent dans la bouche du
Bouddha… Ils imaginent, voire falsifient non ?
Le Bouddha n’ayant pas laissé d’écrits, une semaine après sa disparition
eut lieu un premier concile au cours duquel certains moines ont fixé oralement
et mémorisé les sermons du Bouddha.
Suite au relâchement de certains religieux, à peu près un siècle après se
tint une deuxième réunion. Puis, un troisième concile fut convoqué aux
alentours de 250 avant notre ère. Lors de cette réunion, les participants se
divisèrent en deux tendances rivales : celle des « Anciens » ou
conservateurs et celle majoritaire de la « Grande Assemblée ».
Reprenant, tout en la modifiant, la notion de Bodhisattva, c’est-à-dire de
« Héros-pour-l’Eveil, – terme qui, jusqu’à présent, était employé pour
désigner le Bouddha avant qu’il ait présentifié l’Eveil – les tenants de la
« Grande Assemblée » firent du « Héros-pour-l’Eveil » leur
idéal. A l’opposé du sage tel que le concevaient les « Anciens »,
celui vu par les membres de la « Grande Assemblée » refuse de gagner
la paix du Nirvâna tant que tous les vivants ne sont pas
libérés de la douleur et de la souffrance. Aussi mérite-t-il vraiment le titre
de « Héros-pour-l’Eveil ».
Mais ce n’est pas tout, étant donné que les adeptes de la « Grande
Assemblée » vont également créer des Bodhisattvas célestes,
tels Vajrapani (« Détenteur de la foudre »), Avalokiteshvara
(« Celui qui regarde vers le bas »), Manjusri (« Douce et
Glorieuse Mélodie »), censés intervenir dans le monde pour tâcher
d’aider les errants que nous sommes.
Par ailleurs, tandis que pour les « Anciens » le Bouddha
Siddhârtha Gautama était passé par de nombreuses vies avant d’actualiser la
sagesse, leurs opposants prétendirent, quant à eux, que l’Eveillé n’était que
la manifestation humaine d’un bouddha transcendant et qu’il était depuis
toujours parfait, sa dernière vie terrestre n’étant qu’un moyen habile pour
nous sauver.
Enfin, ceux de la « Grande Assemblée » insistèrent également sur
le fait que la sainteté complète n’était pas réservée aux religieux et que
chaque personne, même laïque, pouvait prétendre au titre de
« Héros-pour-l’Eveil ».
Au premier siècle avant notre ère, un quatrième concile, composé uniquement
d’« Anciens », se déroula sur l’ile de Ceylan. C’est là que fut
décidée, pour la première fois, la rédaction, en pâli, de la totalité des
enseignements de l’Eveillé.
De leur côté, les membres de la « Grande Assemblée » se
regroupèrent dans la vallée du Cachemire. Lors de ce rassemblement, furent
rédigés, en sanskrit, de nouveaux textes. Le « Grand Véhicule », ou
Mahâyana, était né. Pourquoi de nouveaux textes ? Pour la bonne raison
que, d’après les Mahâyanistes, les leçons du Bouddha consignées dans les textes
de l’école de langue pâlie s’adressaient au plus grand nombre, sinon à des
personnes aux facultés limitées. Par chance, en parallèle à ces enseignements,
le Bouddha aurait donné des instructions plus profondes à des Bodhisattvas célestes
ou encore à des esprits comme des Nâgas, par
exemple. Ceux-ci auraient alors transmis ces instructions, le moment venu, à
des sages à même de les divulguer.
C’est de cette façon, par exemple, que Nâgarjuna (IIème-IIIème siècle)
se serait vu offrir par le roi des Nâgas, le texte de la Prajnâpâramitâ en
cent mille vers ou encore qu’Asanga (IVème siècle) aurait recueilli les
enseignements du Bodhisattva Maitreya.
Ainsi qu’on peut l’imaginer, les membres de l’Ecole des
« Anciens » eurent tôt fait de crier au scandale, les tenants du
« Grand Véhicule » n’ayant pas hésité à fabriquer de nouveaux textes
et à attribuer au Bouddha des idées qu’il n’avait en aucune circonstance
soutenues !
Cela n’empêchera pas, quelques siècles plus tard, les tantrikas ou
pratiquants du tantrisme – auquel se rattache le bouddhisme tibétain – de
prétendre, eux aussi, que le Bouddha n’a pas divulgué tout son savoir au cours de
sa vie historique, mais qu’il a également révélé un certain nombre
d’enseignements secrets à des Bodhisattvas célestes qui, par
la suite, en ont fait don à tel ou tel grand sage !
Les ficelles, je vous l’accorde, sont grosses. Toutefois, laissez-moi préciser,
que je ne pense pas un seul instant que les écritures de l’école de langue
pâlie contiennent, pour leur part, les véritables propos du Bouddha. Car les
premiers textes ont été rédigés, en pâli, à la fin du Ier siècle avant notre
ère, cinq siècles donc après la mort du Bouddha ! Il y a de quoi être
sceptique quant à l’authenticité des dires attribués au sage indien…
N’est-ce pas étrange qu’un roi Nâga
offre à Nâgarjuna la Prajnâpâramitâ ? Un être mi-homme mi-serpent ? Que doit-on y décrypter ?
Les Nâgas et les Nâgis sont des esprits des eaux, mi-humains mi-serpents,
déjà présents dans la littérature védique et censés veiller sur des trésors
cachés dans les profondeurs des lacs ou des rivières. Répartis en cinq castes,
ces esprits ont pour chef Nanda Takchaka et sont réputés pouvoir changer
d’aspect a volo, ou bien encore amonceler des nuages de façon à
faire tomber la pluie. Parmi les
trésors, dont ils ont la garde, figure le « Joyau qui exauce tous les
souhaits » dont la mythologie indienne prétend qu’il neutralise les
émotions perturbatrices. Pas étonnant à ce que les membres du « Grand
Véhicule » aient prétendu que le Bouddha avait donné à garder aux Nâgas et
aux Nâgis le texte de la Prajnâpâramitâ, avec pour mission de le
remettre, des siècles plus tard, au sage Nâgarjuna, l’un des
fondateur du « Grand Véhicule ».
Les Mahâyanistes – les bodhisattva –
font le souhait d’aider autrui, tout le monde, laïcs compris, à atteindre le
Nirvâna, renonçant eux-mêmes à celui-ci : c’est contradictoire car par
principe, ils ne connaissent pas le Nirvâna !?
Effectivement, les membres du « Grand Véhicule », animés d’un
profond altruisme, prennent les vœux de Bodhisattva, promettant, à cette
occasion, de se dévouer au service des autres et de renoncer au Nirvâna. Mais
qu’entendent-ils par « Nirvâna » ? Certainement pas je ne sais
quel ailleurs paradisiaque, mais bien plutôt une façon totalement différente
d’habiter le monde. Aussi n’est-il pas, au final, de réelle différence entre le
samsâra, le monde dans lequel nous évoluons, et le Nirvâna. Contrairement aux
« Anciens », les Mahâyanistes n’opèrent plus aucune distinction entre
monde prétendument illusoire et réalité ultime. La « Voie
Idéaliste », l’une des branches du « Grand Véhicule » pour
laquelle j’ai une affection particulière, ne pose-t-elle pas que le monde qui
est le nôtre ne peut exister hors de l’esprit qui le perçoit et
l’interprète ? Dès lors, il ne tient qu’à nous de modifier notre esprit,
grâce à la méditation, pour modifier notre monde et métamorphoser ainsi le
samsâra en Nirvâna.
Seulement, que savons-nous du Nirvâna ? A en croire, le Bouddha
lui-même aucun mode d’expression ne saurait vraiment le représenter. Pourtant,
plusieurs textes mettent dans la bouche du Bouddha des descriptions de ce qui
constitue le sommet du chemin bouddhique. Ces descriptions procèdent certes
négativement, exprimant ce que n’est pas le Nirvâna plutôt que ce qu’il est,
elles n’en ont pas moins le mérite d’exister. Quoiqu’en principe ineffable, le
Nirvâna est présenté comme absence de douleur et de souffrance, d’émotion
perturbatrice, d’illusion, de lien, de conditionnement, de devenir, et donc de
naissance comme de mort, etc. En somme, le Nirvâna est cessation. C’est ce que
signale son étymologie, le préfixe ni désignant l’absence et la
racine vâ pouvant être rendue par le verbe
« souffler ». « Absence de souffle » est donc le Nirvâna.
A noter que l’on trouve quand même, dans le canon pâli, quelques approches
positives du Nirvâna conçu comme paix, plénitude, félicité, stabilité,
constance, etc. Est-ce suffisant pour prétendre le connaître ? Sans doute
que non. Toutefois, connaissance intellectuelle et expérimentation d’états
proches de celui du Nirvâna, via la méditation, sont je pense
à même d’en fournir une idée suffisante. Qui plus est pour un bodhisattva qui,
par définition, est proche de la bouddhéité.
Et les bodhisattva terrestres ont
inventé de grands bodhisattva célestes ! C’est à se taper la tête contre
les murs… Et ne parlons même pas du « troisième tour de la roue de la
Loi » et du tantrisme ! Pourquoi tant d’ajouts ? Les sages ont
mis le petit doigt, puis tout le bras dans l’engrenage…
Ces ajouts proviennent souvent de nouvelles lectures des propos du Bouddha,
parfois mieux adaptés à l’époque et au lieu, j’entends là correspondant mieux
aux idées, aux mœurs et à l’état d’esprit du moment et de la culture. Ainsi
sont nés le « Petit Véhicule » et le « Grand Véhicule » ainsi
que leurs innombrables sous-banches. Mais, je soupçonne aussi certains de créer
de nouvelles écoles uniquement pour pouvoir occuper la fonction d’hiérarque. Je
ne donnerai pas de noms…
Les moines tantrikas sont une élite
choisie par les bodhisattva célestes… et dire que l’on dit des moines
theravadin qu’ils sont élitistes ! Pourtant, le Dharma est pour tous et
n’appartient à personne n’est-ce pas ?
La spiritualité a ses exigences. Elle demande une foultitude d’efforts.
N’est pas Bouddha qui le désire, mais qui le veut. Tandis que le désir est
passif, la volonté est active. Vouloir le Nirvâna indépendamment de l’action,
n’est pas vouloir, mais désirer. On peut toujours rêver ! La volonté,
elle, n’obtient jamais rien qu’à force d’assiduité, de courage, d’énergie, de
répétitions… Vouloir suppose détermination et durée.
Si je prends le tantrisme tibétain, celui-ci se considère comme une voie
d’accès rapide à la perfection. Conséquemment, il y a un prix à payer pour qui
veut actualiser en un temps record la bouddhéité. Et les tantrikas les plus
motivés, par exemple, d’exécuter 111 111 000 grandes prosternations, de réciter
111 111 000 fois la longue formule de la Prise de Refuge, de répéter
111 111 000 fois le mantra de la déité qui incarne
la pureté d’un bouddha, d’opérer 111 111 000 offrandes du mandala de
l’Univers, d’adresser 111 111 000 fois une requête à leur guide
spirituel, de proférer 111 111 000 fois, le mantra de
la déité principale de leur école. Puis, après cela, si la volonté est encore
là, d’effectuer une retraite de 3 ans, voire de plus longtemps.
III – Bouddha
et Épicure (2012)
Quels éléments rapprochent ces deux
Sages ? Bouddha était-il épicurien ?
Comparer Bouddha avec tel ou tel philosophe est dans l’air du temps. Livres
et articles visant à rapprocher Bouddha de Pythagore,
d’Héraclite, de tel ou tel philosophe stoïcien, de Pyrrhon, de Hegel, de
Schopenhauer, de Nietzsche ou bien encore d’Heidegger fleurissent. Mais, Epicure (IVème siècle avant notre ère) manquait à
la liste. Pourquoi Epicure, me direz-vous ? Ce qui m’a semblé intéressant,
c’est qu’à des siècles de distance, Bouddha et Epicure, avec deux visions
différentes du monde, nous conduisent, chacun à sa façon, vers un unique point
de mire : sortir de la souffrance et trouver le bonheur. En outre, ces deux
personnages, ni dieux ni prophètes, mais médecins de l’esprit et du corps, nous
renvoient à notre responsabilité et à notre liberté pour chasser nos peurs,
certes par des voies dissemblables, mais avec une même bienveillance. Et puis,
ne peut-on rapprocher le juste milieu du Bouddha du plaisir mesuré
d’Epicure ?
En revanche, en dépit, de ces points de convergence, il existe de grandes
différences entre leurs positions. Ne serait-ce que la question du sujet. A aucun moment, en effet, le philosophe grec ne remet en question l’idée du
« moi », alors même que l’Eveillé a dénoncé celle-ci comme la plus
grave des illusions.
Pourquoi tant de plaisirs épicuriens à
notre portée qui nous font sans cesse retomber dans le samsâra ? Qui nous
met à l’épreuve ?
Pour Epicure, comme pour le Bouddha avant lui, le but de la vie n’est autre
que le Bonheur. Or, ce bonheur n’est tel que s’il est taillé dans l’étoffe des
plaisirs. Seulement, si le plaisir est un bien et s’il est susceptible de nous
rendre heureux, tout plaisir n’est pas digne d’être recherché. A qui se demande
quels sont les différents types de plaisir et lesquels devrait-on combler,
Epicure répond qu’il convient de distinguer :
– le plaisir cinétique, ou en mouvement : c’est le plaisir des sens,
aussi intense que fugitif ? Ce qui explique que le désir à l’origine de ce
genre de plaisir ne s’atténue point et que sa « satisfaction » ne
satisfait jamais. Générateur de troubles, le plaisir cinétique n’est
qu’apparence de plaisir. Au surplus, loin d’en être maître, nous en sommes les
esclaves.
– le plaisir en repos, ou plaisir catastématique : c’est là qu’est le
bonheur véritable, qu’Epicure définit comme absence de souffrance pour le corps
et absence de trouble pour l’esprit. Reste à se demander ce qui peut priver
notre esprit de la sérénité. Réponse de notre philosophe : la crainte et,
plus particulièrement, celle des dieux, de la mort et de la douleur ainsi
qu’une mauvaise gestion de nos désirs. Rappelons qu’il existe, au gré
d’Epicure, 3 sortes de désirs :
1) les désirs ni naturels ni nécessaires (désir de gloire, d’immortalité,
de biens terrestres superflus…) dont la caractéristique majeure est de nous
engager dans une poursuite sans fin. Aussi sont-ils à proscrire totalement.
2) les désirs naturels mais pas nécessaires (savourer un bon vin, déguster
un met délicat…), à accomplir avec prudence afin qu’ils ne deviennent pas, pour
nous, indispensables.
A noter que ces deux espèces de désirs génèrent un plaisir cinétique.
3) les désirs naturels et nécessaires (manger, boire, se reposer, se
protéger du froid…) ceux que nous appellerions aujourd’hui les « besoins
primaires ». Seul le plaisir que donne l’accomplissement des désirs
naturels et nécessaires est un plaisir en repos, statique, car exempt de toute
douleur comme de toute souffrance. Tel est le plaisir épicurien ! On n’est
pas loin ici de la voie médiane du Bouddha, lui qui proférait que l’abandon
sans réserve aux plaisirs des sens ne vaut guère mieux que tourmenter son corps
et négliger ses besoins corporels.
On le constate, de notre bonheur, comme de notre malheur, nous sommes les
uniques responsables. Personne ne nous met à l’épreuve. Ce qu’il faut
retenir : c’est que le bonheur ne dépend que de nous.
Épicure vivait dans un Jardin…
d’Eden ! Ses idées ont été remisées par l’Église catholique et ne
resurgirent qu’avec la redécouverte de Lucrèce ! Épicure était
subversif ?
Oui, mille fois oui, Épicure était subversif. Que l’on puisse défendre le
plaisir et le désigner comme étant le premier et le plus naturel des biens – la
plupart n’avait aucune idée du genre de plaisir qu’il préconisait -, que l’on
invite les mortels à ne point redouter les dieux, que l’on vide la nature des
prétendus dieux qui y agiraient, que l’on soutienne qu’il n’est pas d’âme
immortelle, que l’on mette l’accent sur l’égalité des humains au point de faire
philosopher femmes, enfants, étrangers, esclaves, que l’on conseille de se
tenir à l’écart des activités politiques et militaires et de renoncer au
pouvoir, ne pouvait que paraître suspect aux yeux de ses contemporains, puis
des pères de l’Église.
Il faudra attendre la Renaissance et la redécouverte de Lucrèce pour
qu’enfin, on commence à s’intéresser sérieusement à la pensée d’Épicure. Mais,
ce n’est véritablement qu’au XVIIème que l’on assistera à une réelle
réhabilitation d’Épicure, cela grâce au travail minutieux du chanoine de
Digne-les-Bains : Pierre Gassendi (1592-1655).
La philosophie était une médecine tant
pour Bouddha qu’Épicure : nos médecins ne devraient-ils pas nous en
prescrire pour mieux nous soigner ? Enfin, ce seraient les psychiatres qui
devraient s’en charger car il s’agit de « soigner l’âme ». Mais les
malades de l’âme sont livrés à eux-mêmes.
Votre remarque me fait penser à un ouvrage de Lou Marinoff, Plus de
Platon, moins de prozac, aux éditions Michel Lafon. A ses débuts, on
attendait de la philosophie qu’elle enseigne à l’Homme de quelle façon mener
une vie bonne. Ne fait-on pas dire, par exemple, à Épicure que « La
philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous
procure la vie heureuse » ? Pour cette raison, l’amour de la sagesse
était comparé à un remède et le philosophe à un médecin de l’âme.
De son côté, dès la rédaction des premiers textes censés relater ses
propos, le Bouddha se verra, lui aussi, désigné comme étant un « Sage et Savant Docteur des maux du Monde », ou encore un
« Insurpassable Chirurgien ».
Que philosophie et bouddhisme nous aident à supporter douleurs et souffrances
correspond à leur finalité. A la réserve près, qu’elles ne sauraient faire
office de remèdes en cas de maladies psychiques graves. Mieux vaut, si tel est
le cas, se tourner en direction de la psychiatrie.
IV – Bouddha,
Vie d’un homme (2015)
La réincarnation est un mythe pour vous,
comme vous l’écrivez dans votre note n°10 page 18 ? Plus loin, dans la
note n°3 page 23, vous la dites absente des Vedas ? Et qu’est-ce que
« le retour du Même » ? Éclairez-nous svp.
Le bouddhisme a ceci de particulier, que l’on n’y trouve pas de dogme. En
revanche, il y a des croyances, des idées qui ne sont ni démontrées ni
prouvées, mais auxquelles il nous est loisible de ne pas adhérer. La croyance
au re-devenir en fait partie. Car il y a, dixit Bouddha,
retour du même dans la différence. Retour du même et non de l’identique ce qui
serait de la palingénésie : revire éternellement la même vie.
Moines et lamas tibétains savent que je ne crois pas au re-devenir, on en
rit souvent ensemble. Pourtant, ils me demandent d’enseigner et de transmettre
le bouddhisme. Preuve que nous avons bien affaire à une croyance et non à un
dogme. Je n’ignore pas qu’il est difficile d’expliquer le fonctionnement du
karma si l’on ne croit pas aux existences passées et futures. Et qu’on a du mal
à justifier le fait de vouloir se sauver du samsâra s’il n’y a qu’une vie. En
osant confesser que je n’accepte pas la thèse réincarnationiste, ne suis-je pas
en total porte-à-faux avec le bouddhisme ?
Ce n’est pas mon sentiment. A mes yeux, l’idée de re-devenir sert à
insister sur le caractère instable de l’esprit, « errant et
inconsistant », comme le qualifie le Dhammapada, (III, 37).
De surcroît, parler de re-devenir n’est jamais que signaler l’errance dans
le temps de tout vivant.
Enfin, soutenir le redevenir n’est-ce pas, d’une certaine manière,
souligner la non existence d’un sujet substantiel ?
Expliquez-nous, svp, pourquoi les
Upanishads sont nés de la lutte des rishis, contre les brahmanes qui eux
composèrent les Vedas ?
La religion à l’époque du Bouddha était le védisme, les brâhmanes en
étaient les prêtres tout puissants chargés des rites sacrificiels et des
offrandes. A peu près deux siècles avant la naissance du Bouddha commencèrent à
circuler de nouveaux textes, les Upanishads ou « Leçons ésotériques ».
En réaction contre les brâhmanes, ces écrits défendaient l’idée révolutionnaire
d’après laquelle on peut trouver l’absolu par soi-même, sans passer par
l’intermédiaire des prêtres. N’est-ce pas d’ailleurs ce que fit le Bouddha,
rejoignant en cela, non pas les rishis, ces sages auxquels on attribue la
composition des plus anciens hymnes des Védas, mais des renonçants et autres
yogis ?
Les Jâtakas sont aussi
importants que le Lalitavistara pour étudier la vie de
Bouddha : sont-ils traduits en Français ? Combien en
existe-t-il ?
Les Jâtakas, ou Naissances, sont les textes
relatant les vies antérieures du Bouddha. Ce sont certainement les récits les
plus appréciés de la littérature bouddhique. On peut y dénombrer entre 500 et
550 vies, selon les versions, parmi lesquelles certaines sont devenues très
célèbres. Il y a, par exemple, au Népal, un village du nom de Namo
Bouddha, où j’aime me rendre. On raconte que dans l’une de ses vies
antérieures celui qui allait devenir le Bouddha fut le fils du roi de la
région. Un jour qu’il se promenait, il tomba nez-à-nez avec une tigresse affamée et ses cinq petits au bord de l’agonie.
Dans un élan de réelle compassion, le prince offrit, ni une ni deux, son corps
pour sauver la tigresse et sa portée. Un stoupa du village de Namo Bouddha, connu pour contenir les ossements du Prince, commémore cet
événement. Le site est désormais un lieu de pèlerinage pour les
bouddhistes du monde entier.
On peut trouver ces fameux Jâtakas, traduits par Edouard Chavannes (1865-1918), sous le titre de Cinq
cents contes et apologues extraits du Tripitaka chinois, aux éditions
Adrien-Maisonneuve. Sinon, d’autres maisons d’édition en proposent des
extraits.
Quant au Lalitavistara, ou Développement détaillé des actes (du
Bouddha), il s’agit de la biographie, mi en prose mi en vers, du sage
indien, telle que lui-même l’aurait conté à son cousin, le dévoué Ananda. On en
trouve plusieurs traductions en français. C’est sur ce texte que je me suis
appuyé pour rédiger Bouddha, Vie d’un homme.
Je suis parti de l’idée que si la valeur historique de la biographie du
Bouddha est quasiment nulle, sa valeur symbolique, elle, est extrêmement riche.
Partant du portrait idéalisé du Bouddha que ses lointains disciples ont brossé
de lui, je me suis, par conséquent, risqué à proposer une interprétation
possible des principaux traits légendaires de la vie du Bouddha. Car enfin,
comment expliquer que le futur Bouddha pénétra par le flanc droit de sa mère,
sous l’aspect d’un éléphanteau blanc à six défenses et à tête rouge
carmin ? Pourquoi était-t-elle vierge ? Pour quelle raison
décéda-t-elle juste après lui avoir donné la vie ? Comment expliquer qu’à
sa naissance, le futur Bouddha opéra sept pas dans chaque direction de
l’espace ? Quel sens donner aux quatre rencontres que fit ce dernier en
sortant de son palais ? Pourquoi avoir choisi de s’asseoir sous un figuier
pour actualiser l’Eveil ? etc. Autant d’interrogations auxquelles j’ai
tenté de répondre.
Ce sont les Grecs qui se sont mis à
représenter Bouddha ?
Juste après la mort du Bouddha, on commença à évoquer sa présence sur les
bas-reliefs à travers différents substituts :
la plante de ses pieds, un trône, l’arbre de l’Éveil, un stoupa ou une ombrelle
royale. Mais, le représenter sous des traits physiques étaient alors considéré
comme totalement superflu.
Il faudra attendre le début de notre ère pour
qu’apparaissent les premières représentations du Bouddha au Gandhara, dans
le Pakistan actuel. Là vivaient des Grecs, des
descendants de soldats d’Alexandre le Grand restés sur place. Il y a de fortes
chances pour que des artistes grecs aient incité les bouddhistes de la région à
représenter le Bouddha dans la pierre.
Ne sachant pas à quoi il ressemblait, les artistes bouddhistes du Gandhara
s’inspirèrent d’un personnage mythique, le Tchakravartin ou « Roi qui fait
tourner la roue » aux mille rayons, symbole de l’Univers.
Nirvâna signifie « absence de
vent ». Il est aussi « l’extinction », comme si l’on soufflait
sur la flamme d’une bougie. Qui éteint quoi ? Qui fait cesser les vents de
quoi ? Le Nirvâna n’est-il pas confondu avec le Samâdhi ?
Le samâdhi est un état méditatif de concentration parfaite. C’est le
septième membre du Noble sentier Octuple. S’il prépare à l’actualisation du
Nirvâna, il ne saurait être confondu avec le Nirvâna, sommet de la quête
bouddhique.
Traditionnellement, le Nirvâna est décrit comme élimination du voile
cognitif qu’est la croyance en un sujet ayant pour caractères
la mêmeté, l’ipséité et l’unicité, et, par conséquent,
suppression du voile émotionnel (ignorance, avidité, haine, colère…) qui en
dépend, comme si on soufflait sur la flamme d’une bougie. Qui souffle et
sur qui ? Un composé temporaire d’une forme matérielle (i.e. : le corps),
de sensations, de perceptions, de tendances habituelles ainsi que d’un certain
nombre de consciences (olfactive, gustative, etc.). sur un composé
temporaire…
VI – Ce que
n’est pas le bouddhisme (2016)
Je m’attendais à un essai de philosophie
bouddhique plutôt qu’à un jeu de questions-réponses sur la découverte du
bouddhisme. Il manque de caractère. Que pouvez-vous dire au sujet de lui ?
A dire vrai, je ne suis jamais satisfait de mes écrits. Comment pourrait-il
en être autrement ? Ne serait-ce que parce qu’aucun ouvrage ne me paraît
définitivement achevé. Ce qui explique, probablement, qu’à peine un livre
terminé, j’en commence un autre…
En ce qui concerne Ce que n’est pas le bouddhisme, j’ai voulu
rédiger un ouvrage de « vulgarisation », à la portée de tous. Ce
livre est destiné, par conséquent, à ceux qui souhaiteraient acquérir une
connaissance de base du bouddhisme et en appréhender les points principaux.
Si j’ai choisi la forme dialoguée, c’est parce qu’elle m’a paru plus vivante
et rendait mes propos plus abordables.
J’ai également, pour le dire en passant, choisi d’exprimer ce que n’est pas
le bouddhisme, plutôt que ce qu’il est, à la manière du Bouddha lorsqu’il
cherchait à présenter le Nirvâna. Et c’est ainsi que j’ai tenté de montrer, par
exemple, que le bouddhisme n’est pas une secte, qu’il n’est pas davantage une
philosophie qu’une religion, que Bouddha n’est pas un dieu, que le karma n’a
rien à voir avec la fatalité, qu’il y a de la violence au sein du bouddhisme,
que le Dalaï-Lama n’est pas le pape des bouddhistes…
VII –
Bouddhisme et franc-maçonnerie (2018)
Je vais vous poser beaucoup de
questions, car je connais mal la franc-maçonnerie et je suis curieux à ce
sujet. A qui s’adresse ce livre ? Est-ce le premier du genre en
français ?
En effet, Bouddhisme et franc-maçonnerie est certainement
le premier du genre, du moins en langue française. En 1993, un colloque
sur Bouddhisme et franc-maçonnerie s’est déroulé en Savoie, à
l’initiative de l’Institut bouddhique Karma Ling, ce qui donna
lieu, deux ans plus tard, à un numéro de la collection Question de,
chez Albin Michel, intitulé : Bouddhisme et franc-maçonnerie.
A cela s’ajoute, de nombreux travaux, visibles sur le web, de francs-maçon(ne)s
mettant, elles aussi, en parallèle le bouddhisme et la franc-maçonnerie. A quoi
s’adjoignent plusieurs articles dans différentes revues, mais pas de livres
consacrés uniquement au bouddhisme et à la franc-maçonnerie.
Mon livre s’adresse à ceux qui voudraient en savoir plus sur la franc-maçonnerie,
mais aussi et surtout à ceux qui ont bien senti, voire constaté, qu’il y avait
des points communs entre les deux traditions évoquées. Et ce n’est d’ailleurs
pas hasard si, parmi les fondateurs des premiers centres bouddhiques,
figuraient bon nombre de francs-maçons.
Rejoindre la franc-maçonnerie était-il
au départ un besoin pour vous ? Quelle est votre obédience ?
Lorsque j’étais en classe de 3ème, mon
professeur d’histoire-géographie m’avait envoyé rue Cadet, à Paris, au siège du
Grand Orient de France afin de préparer un exposé sur la franc-maçonnerie et la
politique. Les francs-maçons présents sur place ayant refusé de répondre à mes
questions, j’avais été contraint de demander à mon professeur un autre thème de
recherche.
Pourtant, je connaissais déjà quelques francs-maçons, mais n’avaient osé
leur en parler. C’est que parmi les pratiquants qui se rendaient à Kagyu Dzong,
le premier centre créé à Paris, il y avait pas mal de francs-maçons.
Bien plus tard, un couple d’amis, tous deux francs-maçons, me proposèrent
d’entrer dans leur loge. Je refusais, estimant, sur le moment, que le
bouddhisme me suffisait amplement et qu’aucune autre voie spirituelle ne
pouvait être plus complète que le bouddhisme. Mais, il faut croire que l’idée
fit son chemin, car, un ou deux ans après, j’ai été créé franc-maçon et
constitué Apprenti au sein d’une loge du Grand Orient de France, soit de la
plus ancienne et de la plus importante obédience d’Europe continentale en
nombre de membres.
Comment justifier un tel revirement ? Assurément, la perte de mon père
spirituel, décédé cette année là, y est pour quelque chose. Et puis aussi, un
réel besoin de travailler en groupe, tant d’un point de vue théorique que
pratique. Théorique, car « la compagnie est indispensable au
penseur ». C’est E. Kant (1724-1804) qui le rapporte. En l’absence de
confrontation point de véritable pensée. Pratique, car une loge est une micro
société. Aux moins deux fois par mois, on y côtoie des sœurs et des frères.
C’est alors l’occasion, pour chacun(e), de développer certaines vertus telles
que la patience, l’écoute, le respect, la tolérance, ou encore la fraternité.
Pourquoi n’apprend-on seulement
maintenant, que dans ce livre, que vous êtes franc-maçon depuis vos 31 ans. Vos
amis et élèves de DACHANG VAJRADHARA-LING ont accueilli cette nouvelle de
quelle manière ?
J’ai toujours été discret quant à mon appartenance maçonnique, comme
bouddhiste du reste. Suivre un chemin initiatique, peu importe lequel, est
affaire personnelle. Alors, à quoi bon en faire étalage ? Dans quel
but ?
Pour autant, lorsque j’ai publié mon premier livre sur le bouddhisme, mon
rattachement au bouddhisme devint public. Même chose en ce qui concerne la
franc-maçonnerie avec mon dernier ouvrage. A l’institut bouddhique
Vajradhara-Ling, les responsables connaissaient depuis longtemps mon
appartenance à la franc-maçonnerie. Au bout du compte, les seuls qui
m’interrogèrent, à ce sujet furent, des élèves de mon lycée.
Pourquoi entreprendre d’écrire un livre
rassemblant ces deux sujets, bouddhisme et franc-maçonnerie ? Est-ce parce
que cela était « mûr » en vous ? Ou est-ce l’aboutissement de
vos réflexions de loge ?
J’ai frappé à la porte d’un temple maçonnique à l’âge de 31 ans. Souvent,
il m’a été demandé de présenter le bouddhisme que ce soit en Normandie ou à
Paris. Systématiquement, on m’a interrogé sur ce que m’apportaient ces deux
genres de spiritualité et qu’elles pouvaient bien être les ressemblances ainsi
que les différences entre elles. En conséquence de quoi, j’ai accouché de Bouddhisme
et franc-maçonnerie. Vingt-cinq ans après être entré en franc-maçonnerie,
il est vrai. Le temps de la réflexion, sans doute.
Vous êtes docteur et enseignant en
philosophie, vous êtes instructeur dans le Dharma, et vous êtes gradé dans la
maçonnerie : vous dévorez la connaissance ! Les trois sont-elles
complémentaires ?
Ma conception du bonheur est, en partie, aristotélicienne, en ce sens que,
chez moi, l’activité de l’esprit, est source de grands bonheurs. J’aime connaître
et comprendre. Je ne suis jamais rassasié. On est à mille lieux ici de l’idée
contemporaine d’après laquelle la réflexion empêcherait d’être heureux.
N’entend-on pas, autour de soi, qu’il ne faut pas trop « se creuser les
méninges », « se prendre la tête » ou « se torturer
l’esprit » ? Je ne partage pas cet avis.
Mais, si je m’intéresse tant au bouddhisme, à la philosophie et à la
franc-maçonnerie, ce n’est pas uniquement par soif de connaissances, c’est
aussi parce qu’ils me rendent plus libre en m’amenant à dépasser mon donné
initial (éducation, culture…) et à me délivrer de certains conditionnements,
les trois étant assurément complémentaires.
La franc-maçonnerie est un
« passage obligé » si l’on veut gravir les « échelons »
(terme maçonnique !) de la vie sociale dans le monde du travail ?
En franc-maçonnerie, il n’est pas question d’ « échelons »,
mais de « grades », le parcours initiatique du franc-maçon comprenant
un certain nombre d’étapes, au cours desquelles, on lui présente de nouveaux
mythes, de nouveaux rites, de nouveaux symboles à étudier… Ascension
spirituelle oblige.
Maintenant, est-ce que le fait d’être franc-maçon m’a aidé dans le monde du
travail ? Ma réponse est « non ». Pour devenir enseignant, il
m’a fallu acquérir des diplômes. Puis, passer un concours. Le salaire des
enseignants évolue progressivement au cours de leur carrière, à mesure que
l’enseignant avance dans les échelons, le passage d’un échelon à l’autre se
faisant à l’ancienneté ou après inspection. Alors, être franc-maçon, n’a
absolument pas joué dans mon parcours professionnel.
Je crois qu’il y a beaucoup de fantasmes à propos de la franc-maçonnerie et
des pouvoirs qu’elle offre. Je connais des sœurs et des frères au chômage.
Mais, cela fait rarement les titres des magazines qui préfèrent évoquer le
« piston des francs-maçons » ou leurs prétendus
« réseaux ».
Combien estimez-vous le nombre de
bouddhistes français également francs-maçons ?
Il est difficile de quantifier le nombre de bouddhistes en France. Certains
sociologues parlent d’un million de pratiquants, les deux tiers étant d’origine
asiatique. Seulement, sur quels critères s’appuient-ils ? La prise de
Refuge ? La fréquentation des temples ? Quotidienne ?
Hebdomadaire ? Mensuelle ? La participation à des cérémonies ?
Des retraites ?
Côté franc-maçonnerie, si j’exclue les Obédiences de moins de 500 membres,
il existe une quinzaine d’Obédiences différentes sur le territoire français. La
plus importante, en nombre de sœurs et de frères, est le Grand Orient de France
qui rassemble plus de 50 000 membres, inscrits dans 1 200 Loges.
A présent, estimer le nombre de bouddhistes dans des loges maçonniques est
mission impossible, faute de recensement, mais aussi, une fois de plus, en
l’absence de critères valables.
C’est après le décès de Palden Néhnang
Pawo Rimpotché que vous assistez à une conférence de Jean-Robert Ragache,
franc-maçon. Et vous constatez que bouddhisme et franc-maçonnerie se complètent
admirablement : de quelle manière le pensez-vous ?
Nous avons affaire, avec le bouddhisme et avec franc-maçonnerie, à deux
genres de spiritualité visant à nous rendre meilleurs. Suivre la voie du
Bouddha, comme travailler en loge, n’a d’autre visée que d’améliorer l’homme.
En revanche, les moyens proposés changent, la méditation se cultivant seul,
tandis que le travail maçonnique suppose des échanges avec autrui, échanges
encadrés par un rituel. C’est en cela, mais aussi pour d’autres raisons que mon
livre Bouddhisme et franc-maçonnerie tente de montrer, que ces
deux voies sont complémentaires.
La franc-maçonnerie n’est-elle pas un
essai de synthèse des religions afin de réaliser la religion universelle, elle
qui a longtemps combattu l’Église catholique romaine (universelle elle
aussi) ? La franc-maçonnerie est éclectique et syncrétique non ? La
Franc-maçonnerie est-elle idéaliste ?
A ses débuts, la franc-maçonnerie s’est présentée comme LA religion
naturelle, soit l’essence même des religions, dont les religions historiques ne
sont que des variétés plus ou moins dégradées. L’idée d’une religion sans
dogme, sans mystère, sans temple, sans culte, sans prêtre, bref d’une
« religion minimum », était à la mode au XVIIIème siècle. Et la
franc-maçonnerie a pensé incarner cette religion anhistorique.
Aujourd’hui, tout dépend de l’Obédience, une Obédience étant un
regroupement de loges sous forme fédérative. En France, existent une
franc-maçonnerie qui se proclame « régulière » et une
franc-maçonnerie qualifiée de « libérale ». Chacune des Obédiences
présentes sur l’hexagone se rattache à l’une ou l’autre de ces deux genres
distincts de maçonnerie. Le Grand Orient de France, dont je fais partie, fut la
première Obédience libérale, car, en 1877, elle supprima de sa constitution
l’obligation de croire en dieu et en une âme immortelle. La franc-maçonnerie
libérale et non dogmatique était née. Plus question de religion naturelle, ni
de religion historique d’ailleurs.
Quant à son combat contre l’Eglise catholique, c’est aux historiens qu’il
revient d’en parler.
Enfin, à votre dernière question, je répondrais qu’elle est idéaliste en ce
qu’elle s’est fixée des idéaux, comme la liberté, l’égalité ou la fraternité,
soit des buts qu’elle ne pourra probablement atteindre. Mais, au moins,
tente-t-elle de s’en approcher et permet-elle ainsi à ses membres de
s’améliorer. Par ailleurs, elle est utopiste, mais au bon sens du terme.
« Connais-toi toi-même » est
une devise que s’approprie la franc-maçonnerie : c’est contraire à la
pensée bouddhique qui explique que la personne n’existe pas, n’est-ce pas ?
Ne pas se connaître, c’est-à-dire ignorer quelles sont ses capacités et ses
limites, ses goûts et ses dégoûts, ses qualités et ses défauts, etc., interdit
toute liberté. Je ne pense pas que le « Connais-toi toi-même »
soit contraire à la pensée bouddhique, vu qu’il s’agit, pour un bouddhiste, de
prendre conscience du fait que le « soi » à connaître n’a rien
d’un sujet. Comment un bouddhiste pourrait-il, par conséquent,
faire l’économie de la question « qui, ou que, suis-je » ?
Un proverbe Chan dit : « Éveillez-vous
d’abord par vous-mêmes, ensuite, cherchez un maître » : est-ce
possible en maçonnerie ?
Quand on rentre en franc-maçonnerie, une cérémonie d’admission nous attend.
C’est la fameuse et mystérieuse « initiation maçonnique » qui fait
tant couler d’encre. A la réserve près que ce n’est là qu’un début et non une
fin. Continu, le cheminement initiatique de l’impétrant qui a commencé le jour
de son introduction en loge, se poursuivra jusqu’à sa mort, cela parce qu’on
n’en a pas fini de se bonifier. Et c’est l’initié qui s’initie continuellement
et qui, de ce fait, est à lui-même son propre maître.
Qu’est-ce qu’une loge ?
Le mot « loge » vient du francique laubja, terme
utilisé par les Francs pour indiquer un « abri ». Au Moyen-Âge, il
servira à désigner la tente, ou le baraquement, situé au pied d’un chantier,
soit le lieu même où le maître d’œuvre traçait ses épures et donnait ses
directives.
Dans la terminologie maçonnique, on appellera « loge » un
ensemble de francs-maçons se réunissant régulièrement dans un temple. Ne pas
confondre, par conséquent, la loge et le temple, ce dernier étant le lieu,
souvent à l’abri de la curiosité des non-initiés, où se réunissent les
francs-maçons d’une loge.
Cellule de base de la franc-maçonnerie, une loge peut rassembler de trente
à soixante membres, parfois plus, mais c’est exceptionnel.
Qu’est-ce que l’Art maçonnique ?
On trouve le premier emploi de cette
expression en 1723, dans Les Constitutions d’Anderson, le texte
fondateur de la franc-maçonnerie. « Art » car on se réfère, en
franc-maçonnerie, aux bâtisseurs et à leurs outils (maillet, ciseau, équerre,
compas, levier, niveau, truelle), leurs tabliers, leurs grades, etc., et
« royal » en référence au roi Salomon et à la construction de son
temple.
Avec le chevalier de Ramsay (1693-1743), l’expression d’ « Art
royal » devient synonyme de franc-maçonnerie. Il y a probablement là une
référence à l’alchimie, à laquelle la franc-maçonnerie a aussi fait des
emprunts, l’ « Art royal » ou « grand Art » renvoyant
à l’activité des alchimistes.
A mon sens, la franc-maçonnerie est bien un « Art royal », en ce
qu’elle vise à faire des « rois » ayant tout pouvoir sur eux-mêmes.
La Franc-maçonnerie n’est ni politique
ni religieuse ? Seulement une fraternité (philadelphie) de
philosophes ?
Elle est un genre de spiritualité et non une religion. Du point de vue
politique, la franc-maçonnerie libérale et adogmatique se situe au-delà des
partis, comme des Églises, et s’organise autour des valeurs
républicaines que sont la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, la
Solidarité, la Laïcité.
Dans sa loge, le franc-maçon a pour devoir de s’entraîner au développement
de sentiments fraternels. Mais, il va sans dire que si la franc-maçonnerie vise
à l’amélioration de ses membres, le travail sur soi-même est censé ensuite
rayonner dans le monde profane. De plus, il serait stupide de croire que la
solidarité et l’entraide se limitent aux seul(e)s sœurs et frères. Il est vrai
que les francs-maçons et les francs-maçonnes se promettent une mutuelle
assistance. Mais, l’assistance en question est davantage morale que matérielle.
D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que, comme le signale l’un des
articles de la Constitution du Grand Orient de France :
« La franc-maçonnerie a pour devoir d’étendre à tous les membres de
l’humanité les liens fraternels qui unissent les francs-maçons sur toute la
surface du globe ».
La franc-maçonnerie est-elle une fraternité de philosophes ? Un
philosophe est un génie de la pensée. Sans équivoque, « Penser est commun
à tous », comme le pointait déjà en son temps Héraclite (fin du VIème
siècle avant notre ère). A la réserve près que le philosophe n’est pas un
penseur comme les autres vu qu’il va modifier, de façon significative, notre
façon de voir le monde. Il y aura un avant tel ou tel philosophe et un après.
Après lui, on ne verra plus le « réel » de la même façon.
Cela étant précisé, puis-je regarder mes frères (et mes sœurs) comme des
philosophes ? Bien évidemment que non, tant les génies pensants sont
rares. Tout au plus 5 ou 6 par siècle. Ils, et elles, n’en sont pas moins des
libre-penseurs qui tentent de réfléchir par eux(elles)-mêmes, en s’isolant au
calme dans des temples.
La franc-maçonnerie a des projets
similaires au bouddhisme d’après votre Préfacier : Universalisme,
philanthropie, philosophie, progrès matériel et morale de l’humanité.
Franc-maçonnerie et bouddhisme ont-ils réussi ?
La construction du temple intérieur – comprenez le travail sur soi – est
une tâche qui ne peut être achevée, tant pour un franc-maçon que pour un
bouddhiste. L’auto-observation, la capacité à reconnaître ses imperfections, la
volonté de les corriger ne sauraient être définitivement acquis. J’apprécie
particulièrement cette phrase du poète Tahar Ben Jelloun : « L’amour est la plus
vieille demeure du monde, qu’il faut sans cesse reconstruire, pierre par pierre
sans jamais se reposer ».
Par chance, la plupart des francs-maçons et des bouddhistes n’aspirent pas
au repos. Et c’est tant mieux, car ils n’en auront pas terminé de se construire
eux-mêmes pour mieux construire le monde.
Comment sont perçues et comprises les
figures de Bouddha et du Christ en Franc-maçonnerie ?
Comme je l’ai mentionné, la franc-maçonnerie a une démarche ouverte. Aussi
n’hésite-t-elle pas à s’approprier des symboles issus de cultures diverses,
mais aussi à se référer à des modèles, tels que le Christ ou bien Bouddha.
C’est ainsi, par exemple, que le grade de Chevalier Rose-Croix – et oui, il y a
des grades, ou des paliers, en franc-maçonnerie – se réfère directement au
Christ et à son amour pour l’humanité ou encore que le grade de Prince de
Mercy cite le Bouddha comme parangon de la compassion.
Les faits et rumeurs quant à d’horribles
actes perpétrés par certains francs-maçons doivent nécessairement contenir une
part de vérité. La franc-maçonnerie n’est pas blanche et immaculée !
N’existe-t-il pas des hommes et femmes francs-maçons à la moralité moins ferme
que celle des autres qui s’exercent à se réformer, à devenir meilleurs ?
Effectuez-vous des expulsions quand des frères et sœurs sont jugé(e)s trop
dérangé(e)s pour poursuivre leur travail en maçonnerie ?
L’entrée en franc-maçonnerie suppose une démarche volontaire. Toutefois, il
ne suffit pas de vouloir rejoindre une loge pour y être admis. Après avoir
rencontré le président de la loge, le profane doit absolument se laisser
interroger par trois membres de la loge, qui feront ensuite un compte rendu. Le
jour où ces trois comptes rendus seront lus en loge, le profane sera invité à
venir dans le temple (mais, les yeux bandés) répondre aux diverses questions
que les membres de l’assemblée souhaiteront lui poser.
Prudents sont donc les francs-maçons. Pour autant, il arrive que des personnes
à la moralité douteuse parviennent à intégrer une loge, cela en dépit des
précautions dont s’entourent les francs-maçons. Il s’agit, en général,
d’affairistes désireux de faire des rencontres utiles. La
plupart du temps, ils partent d’eux-mêmes, car ne trouvent pas ce qu’ils
étaient venus chercher. Si tel n’est pas le cas, ils sont vite repérés et
renvoyés. Si les cas sont graves, il existe de toute façon, une justice maçonnique.
Humanisme, Universalisme, Raison,
Progrès, d’après Jean-Robert Ragache qui préface, ce sont les grandes idées du
siècle des Lumières. Aujourd’hui, les Lumières se trouvent très critiquées. Des
gens pensent que derrière ces belles idées se cachent celles menant au
Mondialisme. Existe-t-il des cabales de francs-maçons aux mauvaises
intentions ? Des rites horribles et lucifériens ?
On peut trouver, sur inter(pas)net, quelques sites antimaçonniques des plus
fantaisistes qui n’hésitent pas à diaboliser la franc-maçonnerie en évoquant je
ne sais quels rites sataniques qui seraient effectués en loge à grands renforts
de magie noire et de sacrifices humains. Tout ceci est peu crédible et manque
de sérieux.
Quant à je ne sais quelles mauvaises intentions que l’on prêterait aux
francs-maçons, j’ai du mal à imaginer de quoi il peut bien être question. La
plupart des francs-maçons que je connais sont des personnes sociables et
vertueuses, des personnes de bonne volonté inspirant le respect.
Quel est le sens du V.I.T.R.I.O.L ?
Il s’agit d’un acronyme emprunté à l’alchimie : « Visita Interiora
Terrae, Rectificando Invenies Occultam Lapidem », que l’on peut
traduire par : « Visite l’intérieur de la Terre et, en rectifiant, tu
trouveras la pierre cachée ». On rencontre cette formule, pour la première
fois en 1581, dans le Traité de chimie paracelsique sur la
transmutation des métaux de Gérard Dorn.
Transposée en Franc-maçonnerie, il s’agit d’une invite à se connaître
soi-même à dessein de s’améliorer.
La franc-maçonnerie est-elle implantée
dans les terres bouddhistes d’Asie ?
Non, pas vraiment. Il y a eu, et il y a encore, quelques loges en Inde,
ainsi qu’au Japon. Mais, rien de bien significatif. Cela n’est pas étonnant.
N’oublions pas que la franc-maçonnerie est née et s’est développée en Europe.
Symboles et rituels maçonniques me paraissent difficilement transposables en
Asie, à moins de les adapter à la culture locale.
« Travaille »-t-on seul et/ou
en groupe en franc-maçonnerie ?
Si les francs-maçons sont habitués à cultiver tolérance et respect, cela
n’implique en aucun cas le partage des convictions. Être tolérant et
respectueux n’est-ce pas, précisément, comprendre l’autre dans ses
différences ? La méthode maçonnique correspond à un travail sur soi, mais
à l’intérieur d’un groupe, avec une discipline imposée par l’exécution d’un
rituel permettant l’écoute, la réflexion et le questionnement. On travaille sur
soi, mais grâce et avec les autres. Tandis que dans le bouddhisme, le travail
s’opère plutôt en solitaire.
Quand on est en loge, il n’est pas question de renoncer à ses convictions.
Mais, de se confronter aux autres, par la pensée. Et quand objection il y a,
celle-ci n’est point vécue comme une agression, mais bien plutôt comme une
occasion d’affiner ses propres positions et de s’enrichir.
Quelle est cette vérité que recherchent
les francs-maçons ?
La franc-maçonnerie libérale n’a aucune formule de vérité à faire
triompher. Elle stimule la libre recherche et engage chacun, quelle que soit la
question, à chercher sa propre réponse. L’enseignement maçonnique, si
enseignement il y a, n’est donc pas la dispensation d’un savoir ou de
connaissances livrées clés en mains. L’enseignement maçonnique doit être
poursuivi et conquis. Partant, nul n’aura droit qu’à la vérité qu’il aura su
découvrir. Cette vérité, il l’aura construite, grâce, et avec, les autres.
Seulement, il saura aussi pertinemment que celle-ci n’a rien de définitif et
que la vérité qu’il cherche est un idéal.
La purification pour se parfaire est au
cœur du cheminement du franc-maçon, à l’instar de toutes religions…
La franc-maçonnerie, comme toute espèce de spiritualité, est composée
d’hommes et de femmes voulant s’ouvrir à leurs potentialités et se révéler
ainsi dans toute leur pureté, étant entendue que la spiritualité, en question,
ne se limite aucunement à la sphère religieuse. A preuve, les diverses sortes
de verticalités qui, si elles ne se réfèrent à aucun dieu, ni à aucune
transcendance, n’en élèvent pas moins l’esprit.
Votre ouvrage a-t-il reçu en secret,
l’aval de vos Frères en maçonnerie avant d’être publié ? Une sorte d’imprimatur,
comme les Rinpoché reçoivent parfois les bénédictions du Dalaï-Lama pour leurs
écrits ?
Des loges m’ont souvent demandé de présenter des travaux sur le bouddhisme.
On me posait fréquemment les mêmes questions sur mon engagement bouddhico-maçonnique.
Alors, que j’écrive sur le bouddhisme et la franc-maçonnerie n’a surpris
personne.
Je n’ai pas eu à demander l’aval de qui que ce soit, sans compter que mon
préfacier n’est autre que Jean-Robert Ragache qui fut Grand Maître du Grand
Orient de France à deux reprises.
Universellement, qu’est-ce qu’une
initiation ?
Une initiation, quelle qu’elle soit, marque le début d’un processus. Il
s’agit donc d’un commencement, initio, en latin. Les ethnologues
ont pris l’habitude de classer les initiations du côté des rites de passage,
rites censés assurer un changement d’état. Parmi les initiations, ils
distinguent généralement, les initiations tribales qui font passer les enfants
dans la catégorie des adultes, les initiations magiques censées conférer des
pouvoirs surnaturels et les initiations spirituelles visant à agréger
l’individu à un groupe précis ainsi qu’à le mettre en contact avec le sacré. Ce
qui est certain, c’est qu’à chaque fois l’initié meurt à sa vie d’antan pour
renaître à un monde nouveau, la transformation initiatique étant
immanquablement conçue en termes de mort et de renaissance.
Le bouddhisme tantrique est initiatique
et n’accueille pas tout le monde, et la franc-maçonnerie fait de même n’est-ce
pas ? Tous deux cultivent aussi le secret et l’ésotérisme.
Bouddhisme tantrique et franc-maçonnerie proposent des méthodes destinées à
parfaire l’Homme. Ne frappent à leur porte que des volontaires, tant il est
vrai qu’entrer en Refuge ou en franc-maçonnerie relève d’une démarche
personnelle. Les initiations qu’elles proposent sont facultatives. Certains ne
sont pas motivés, d’autres ne sont pas encore prêts à fournir les efforts
nécessaires à leur amélioration. Ainsi s’explique que tout le monde ne soit pas
tantrika ou franc-maçon.
Quant au secret, tant tantrique que maçonnique, ce que l’on entend par
« secret » renvoie à un enseignement ou à une pratique nécessitant
une lente maturation. « Secret », dans ce contexte, signifie
« supérieur », « difficile ».
L’ésotérisme est intimement lié aux
symboles : pourquoi cela ?
En ce qui regarde ses rites et ses signes figuratifs, la franc-maçonnerie
n’a pas hésité à puiser dans la maçonnerie de métier, celle des bâtisseurs des
cathédrales gothiques et des châteaux-forts, dans le pythagorisme, les mystères
grecs, la Bible, la Cabbale, la mystique orientale, l’alchimie ou bien encore
la chevalerie. De là proviennent ses symboles.
Symbalein, en grec, signifiait « rapprocher ». C’est qu’un symbole
rapproche une partie symbolisante concrète d’une partie symbolisée, qu’il
s’agisse d’un vivant, d’une chose ou d’un élément psychique, comme une émotion.
Encore faut-il en posséder la clé, car si le symbole révèle, il dissimule tout
autant. Ésotérique est, par essence, le symbole.
J’ai beaucoup de mal à vous croire quand
vous dites que la franc-maçonnerie n’est pas une religion : que lui
manque-t-il pour ne pas en être une ? Il a des rites, un temple, des
atours, des symboles, des paroles sacrées, des textes sacrés, etc.
Avec ses temples, ses cérémonies d’initiation, ses rituels, ses mythes et
ses symboles, la franc-maçonnerie a une réelle dimension spirituelle et semble
avoir trait, vous avez raison, au sacré. Ne trouve-t-on pas, en
franc-maçonnerie, des « mots sacrés », une « coupe
sacrée », des « devoirs sacré » ? De plus, tout ce qui
n’est pas maçonnique n’est-il pas taxé de « profane » ?
Seulement, s’il est du sacré, il n’est point pour autant de croyances, pas
plus que d’Église. La spiritualité maçonnique est une verticalité exempte de
transcendance. Partant, la spiritualité de chacun a chance de s’épanouir
librement au sein de sa loge, une spiritualité laïque, détachée des religions.
Il va de soi qu’à titre personnel chaque franc-maçon est libre de se tourner
vers telle ou telle tradition religieuse.
Vous affirmez que le franc-maçon cherche
la perfection humaine, soit de passer de l’état du pavé au cube parfait – mais
la sphère est la plus parfaite des figures non ? Il faut parfaire… quoi
donc ? Ce que le Dalaï-lama dit qu’il faut en somme désactiver, c’est-à-dire
une personnalité impermanente ? « La perfection est-elle de ce
monde ? » N’est-ce pas une chimère, une source de souffrance ?
A l’instar du bouddhiste, le franc-maçon est, en même temps, objet et sujet
de son travail, la pierre brute et l’ouvrier qui taille cette pierre. Ce qui
explique d’ailleurs que l’on ne soit pas initié, mais que l’on s’initie
incessamment soi-même. Or, s‘il se prend ainsi comme ouvrage, c’est à dessein
de se surmonter.
Je ne puis, à titre personnel, assurer avec une totale certitude que la
perfection est de ce monde. Néanmoins, j’ai pu approcher, de près, des
personnes qui en étaient proches et dont j’ai fait mes modèles. Et puis, en
admettant que la perfection ne soit qu’un idéal, un but inatteignable. Au
moins, à force d’efforts et de courage avons-nous chance de progresser et de
nous en approcher, ne serait-ce qu’asymptotiquement.
Les bouddhistes pensent que bien agir
produit en quelque sorte une onde qui se propage dans le monde et le change en
bien… Ils sont responsables du bien-être du monde. Les francs-maçons tiennent à
se parfaire pour transformer le monde dans le bon sens : est-il vrai que
les francs-maçons détiennent donc un pouvoir sur le monde et le
façonnent ?
Se construire eux-mêmes, pour mieux construire le monde. Voilà ce que font
les francs-maçons. Ils cherchent à bâtir un « je » fraternel en
rectifiant jour après jour leurs pensées, leurs sentiments et leurs actes,
chacun cherchant à aller au-delà de ce qu’il est et à se bonifier. Si pouvoir,
il y a, il n’est question que du pouvoir que le franc-maçon obtient sur
lui-même. N’ayant de prise que sur lui-même, le franc-maçon se donne pour
tâche de se conquérir lui-même et non les autres.
Cessons de fantasmer sur une prétendue mainmise de la franc-maçonnerie sur
le monde. En revanche, il est vrai que le franc-maçon, en s’améliorant, rêve de
contribuer au progrès de l’Humanité.
La franc-maçonnerie est secrète et le
bouddhisme tantrique discret : que pensez-vous de cela ?
C’est plutôt l’inverse, il me semble.
La franc-maçonnerie est discrète, ce qui se conçoit aisément quand on sait
que nombreux furent les francs-maçons, du moins en France, maltraités. Que l’on
songe, par exemple, ne serait-ce qu’à l’occupation nazie et au régime de
Vichy et au fait que beaucoup de frères mourront en camps de concentration. Il
est compréhensif qu’encore aujourd’hui les frères soient méfiants. Leur
crime ? Défendre encore et encore la liberté, l’égalité, la fraternité, la
solidarité, la laïcité… De quoi déplaire aux régimes totalitaires. Alors « oui »,
les francs-maçons français sont discrets, ce qui n’est pas le cas dans les pays
anglo-saxons.
Le bouddhisme tantrique est, quant à lui, secret, mais uniquement pour ce
qui de certains exercices, réservés à ceux qui y sont préparés.
Le bouddhisme privilégie-t-il la Sagesse
et la franc-maçonnerie la Connaissance ? Les Maîtres de l’un et l’autre
ont-ils des similitudes ?
Dans les deux cas, la sagesse est visée et, dans les deux cas donc, la
connaissance qui y mène. De « maîtres » il n’est point. Des
« guides » éventuellement. Mais, de toute façon, il revient à chacun
d’être son propre « guide ». Proféré en termes bouddhiques :
« C’est en soi-même qu’il faut prendre Refuge, en sa nature éveillée, soit
en des qualités qui sont là depuis toujours et qui ne demandent qu’à se
manifester ».
Qu’est-ce que la franc-maçonnerie a et
que n’ont pas les autres spiritualités ? Pourquoi séduit-elle ?
Pourquoi repousse-t-elle ?
La franc-maçonnerie libérale est une spiritualité laïque, une verticalité
sans transcendance, en dehors de toute institution religieuse et de tout
clergé. Cela change des spiritualités alourdies par des dogmes et des
croyances, souvent rigides.
VIII – QUESTIONS
TRADITIONNELLES DE FIN D’ENTRETIEN
J’aurais mille questions à vous poser,
aussi je passe maintenant à ces quelques questions traditionnelles qui closent
mes entretiens : ainsi, qu’aimeriez-vous ajouter au sujet de vos derniers
livres ?
Transmettre s’impose à moi, que ce soit oralement ou par écrit. C’est, pour
moi, une incontournable nécessité. L’avantage de l’écrit est que l’on peut y
revenir, le peaufiner, jusqu’à ce que l’on soit satisfait de ce que l’on a
produit. Le problème est que je suis dans l’incapacité d’apprécier ce que j’ai
fait, tant sont nombreuses les imperfections.
Par chance, une fois publiés, mes livres sont comme détachés de moi. Ils ne
m’appartiennent plus au point de les oublier totalement.
Vos livres ne seront jamais accessibles
et intelligibles, sensibles même, qu’à un petit nombre. Pensez-vous que le
nombre de gens qui s’éveillent grandit ?
Parfois, j’enrage de ne pouvoir toucher un large public. J’aimerais tant
être accessible. Il est vrai que les thèmes abordés sont souvent complexes.
Mais, il n’en demeure pas moins que, dès que je feuillette l’un de mes
ouvrages, je n’y trouve, comme je vous l’indiquais précédemment, que des
imperfections ce qui génère, chez moi, de l’insatisfaction. C’est pourquoi,
j’ai fait mien le conseil de Nicolas Boileau (1636-1711) de remettre mon
ouvrage – c’est le cas de le dire – vingt fois sur le métier, de le polir sans
relâche et de le repolir. Par là s’explique que j’écrive tant.
Je ne sais si beaucoup de gens s’éveillent. En revanche, j’ai croisé
quantité de personnes désireuses de bien faire et de s’améliorer. A toutes ces
belles personnes, j’ai déclaré qu’étant donné qu’elles souhaitaient sincèrement
se bonifier, c’était gagné d’avance, les salauds – et on en connaît tous – ne
cherchant pas à se parfaire.
Je suis étonné que certains méditants
avec qui je médite, et qui médite depuis moins longtemps que moi, se mettent à
enseigner la méditation ou prétendent avoir connu l’Éveil, bref, ils ont à
peine mis leurs orteils dans le bouddhisme qu’ils se prennent pour des maîtres…
Je trouve cela tellement prétentieux ! Constatez-vous cela aussi autour de vous
?
Nombreux sont les professeurs de yoga, sophrologues et autres thérapeutes
qui assistent à mes enseignements sur l’exercice de la méditation et viennent
s’initier ainsi aux différentes techniques mises au point par le Bouddha
lui-même, mais aussi ultérieurement par de grands sages bouddhistes. Jusque-là,
rien à redire. En revanche, il est choquant que ces apprentis méditants
s’auto-proclament, après quelques séances avec moi et/ou d’autres enseignants,
spécialistes de la méditation et se fassent rémunérer, tandis que mes
enseignements sont gratuits. Le don du Bouddha-Dharma n’est-il
pas le plus beau don qui soit ?
Quelle chose scandaleuse vous révolte
dans le bouddhisme (ou pas !) ?
Juste avant de disparaître, le Bouddha aurait prédit que ses enseignements
déclineraient peu à peu au point de devenir méconnaissables. J’espère que ce
n’est pas pour aujourd’hui et que l’Occident ne sera pas responsable d’une
telle dégradation (une de plus !).
En Asie, le bouddhisme a su garder sa spécificité tout en s’adaptant aux
différentes cultures qu’il a pu rencontrer. J’aimerais qu’il en soit de même en
Occident. Que l’on défigure le bouddhisme m’attriste quelque peu.
Quel est le meilleur des enseignements
spirituels ?
Celui qui vous amène à reconnaître vos qualités latentes et vous donne
envie de les développer tout en diminuant vos douleurs et vos souffrances.
Pour quoi devons-nous nous battre
aujourd’hui ? Qu’est-ce qui nécessite de la part de chaque humain une attention
toute particulière ?
La laïcité encore et toujours, car elle est le plus sûr garant de la
liberté et de la paix civile. Par « laïcité », j’entends la stricte
indépendance des institutions face aux pouvoirs spirituels et donc la
séparation du politique et du religieux, du domaine civil et du privé.
Totalement indépendante à l’égard des croyances qu’elle respecte, la laïcité
s’oppose, toutefois, à toute mainmise du religieux sur le politique, le civique
et le social.
Quels sont les 3 livres incontournables,
importants pour vous, pas forcément bouddhistes, dont vous aimeriez que je
parle sur Livres Bouddhistes ?
De Guy BUGAULT, L’Inde pense-t-elle ?, Ed. Presses
Universitaires de France, Coll. Sciences, modernités, philosophies, Paris,
1994.
D’André COMTE-SPONVILLE, De l’autre côté du désespoir. Introduction
à la pensée de Svâmi Prajnânpad, Ed. Accarias, L’originel, Paris, 1997.
De Michel Henri DUFOUR, Introduction à l’enseignement du Bouddha et
à sa pratique, Ed. L’Harmattan, Coll. Souffle bouddhique, Paris, 2013.
Résumez-vous, littéralement, en trois
mots, trois adjectifs s’il-vous-plaît :
Volontaire, perfectible, joyeux.
Préparez-vous un autre livre ?
J’ai un livre qui doit sortir prochainement, chez l’Harmattan. C’est un
ouvrage qui aborde la notion de sujet, tels que les
philosophes occidentaux se la représentent. Puis, dépeint la façon dont le
Bouddha envisageait le sujet. Cela peut surprendre tant il est vrai
qu’à moins d’être fou, personne ne peut douter de soi. D’autant que pour
pouvoir douter de soi ne faut-il pas un soi ? Car sinon qui doute de
soi ? Que serait le doute de personne ? Seulement, la question à se
poser n’est autre que la suivante : ce soi peut-il être regardé comme
un sujet ? Tel est le point de départ de mon dernier livre.
Sinon, j’ai un ouvrage en préparation, avec ma compagne, sur la méditation
bouddhique et un autre sur les Quatre Sceaux du Bouddha-Dharma.
Que pensez-vous de l’existence humaine ?
Depuis le décès de mon père, survenu lorsque j’avais 5 ans, j’ai fait de la
joie la saveur même de la vie. « Pour moi, donc, j’aime la vie »,
comme le disait avant moi, Montaigne (1533-1592). Cela, parce que j’ai décidé
que mon monde serait un monde de joie.
Mais ce n’est pas tout dans la mesure où ma rencontre avec le Vénérable
Néhnang Pawo Rimpotché m’a fait prendre conscience que la vie est un voyage
dont les événements sont autant d’invitations à s’améliorer.
Joie et amélioration, voilà l’existence humaine telle que je la conçois.
Merci encore pour cet entretien !
Livresbouddhistes.com vous sera toujours ouvert ! Les derniers mots sont pour
vous.
Ma gratitude pour l’intérêt que vous portez au Bouddha-Dharma et
à ceux qui le transmettent.
Longue vie à votre site…
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